Article entré sur site en avril 2016

 

L’EFFET MAJEUR DE LA DOULEUR DANS LE SUICIDE

Dr Fabrice JOLLANT

Extrait de son ouvrage « Le suicide. Comprendre pour aider la personne vulnérable », Editions Odile Jacob, 2015

 

L’effet majeur de la douleur (page 115 à 123)

 

Citation en final de l’auteur : « Nous constatons donc ici que plusieurs mécanismes se relaient et se conjuguent pour conduire au suicide. Nous avons parlé de la maladie mentale avec ses multiples facettes, la douleur psychique, la pensée ruminative, constrictive et obsessionnelle, le désespoir, la capacité de demande d’aide et bien sûr la disponibilité et la qualité de cette aide, mais aussi comme nous l’avons vu plus tôt la disponibilité des moyens létaux et la connaissance du risque létal du moyen choisi. Nous en verrons d’autres. On peut voir le côté positif de la chose à savoir que plusieurs facteurs sont nécessaires pour conduire au suicide, et donc que plusieurs freins sont potentiellement disponibles pour bloquer la machine infernale »

 

Après la maladie mentale, abordons maintenant un autre aspect majeur de la crise suicidaire, la douleur. Certains auteurs ont analysé les notes laissées par les suicidés pour comprendre ce qui se passait dans la tête de celui qui allait se donner la mort. Il ne s’agit pas d’une méthode fiable, parce que tout le monde n’écrit pas une lettre, que les motivations pour en écrire une sont variables (expliquer mais aussi se venger, « tu m’as laissé, tu es responsable de ma mort », ou au contraire déculpabiliser, « ce n’est pas votre faute si je pars ») et que se baser sur la seule introspection pour comprendre ce qui se passe dans notre tête est bien risqué tant notre pensée consciente n’est que le haut de l’iceberg de ce qui passe dans notre esprit. Toutefois, prises avec une certaine précaution, ces notes ne sont pas dépourvues d’intérêt.

Edwin S. Shneidman a été un pionnier dans le domaine. Décédé en 2009 à l’âge de 91 ans, Shneidman a fondé en 1958 le centre de prévention du suicide de Los Angeles34 et consacré sa vie à l’étude du suicide. Auteur d’une vingtaine de livres et de nombreux articles, il avait été immergé dans l’étude du suicide en 1949 quand, jeune étudiant en psychologie, le directeur de l’hôpital où il travaillait lui avait demandé d’écrire une lettre de condoléances aux veuves de jeunes vétérans qui venaient de se suicider. C’est en parcourant les couloirs et les étagères poussiéreuses du bureau du coroner que son intérêt scientifique est né dans un esprit déjà plein de curiosité. Et c’est de ces couloirs et de ces étagères que Shneidman a rassemblé les notes laissées par plusieurs dizaines de suicidés et conservées dans les dossiers du coroner.

De ces notes, Shneidman a tiré une conclusion majeure. Durant le processus suicidaire, on retrouve toujours la douleur psychique (qu’il nomme psychache)35. C’est un point commun aux hommes et aux femmes, aux jeunes et aux vieux, quel que soit le diagnostic. La douleur psychique semble être au cœur du processus suicidaire. Les études menées ultérieurement ont globalement confirmé l’importance de la douleur psychique dans le processus suicidaire. Par exemple, un groupe de recherche américain a montré que plus les niveaux de douleur psychique mesurés par un bref questionnaire sont élevés, plus le risque suicidaire est grand36. La douleur psychique était également corrélée au niveau de désespoir.

Nous avons étudié il y a quelques années cette question de la douleur psychique chez des patients hospitalisés pour une dépression majeure37. Nous avons demandé à ces patients de coter l’intensité de leur douleur psychique à l’aide d’une simple règle graduée de 0 à 10, comme cela est fait fréquemment dans les services de médecine et de chirurgie pour évaluer la douleur physique. Nous avons trouvé que les personnes ayant réalisé dans leur vie une tentative de suicide, autant celles qui venaient de le faire avant leur hospitalisation que celles qui l’avaient fait il y a longtemps, présentaient des niveaux de douleur psychique plus importants que ceux qui ne l’avaient jamais fait, eux-mêmes pourtant en pleine dépression. Cela suggère que les personnes qui sont le plus à risque d’actes suicidaires sont celles qui ont le sentiment subjectif de douleur psychique le plus intense. D’autre part, l’intensité de la douleur psychique était corrélée aux idées suicidaires, c’est-à-dire que plus la douleur était grande, plus les idées suicidaires étaient présentes. Cela confirme donc en partie le rôle notable de la perception de douleur psychique dans la crise suicidaire, du moins dans le risque d’émergence d’idées suicidaires.

Un autre argument pour un lien entre douleur et risque suicidaire est indirectement donné par l’étude des pathologies douloureuses chroniques, ici douleur au sens physique du terme. Ces pathologies sont intéressantes pour la compréhension du suicide car elles associent une douleur invalidante et ses conséquences (par exemple une insomnie) et un caractère chronique conférant un sentiment d’inéluctabilité. Dans une revue de la littérature sur le sujet, des chercheurs38 confirment que le risque de suicide est doublé chez ces patients en comparaison de témoins. Le risque de tentative de suicide et d’idées suicidaires est, sans surprise, également augmenté.

Bien sûr, comme pour les maladies mentales, avoir une pathologie douloureuse chronique ne suffit pas à se suicider, loin de là. Mais chez certaines personnes, cela peut y contribuer. Dans cette même étude, les auteurs ont donc examiné ce qui pouvait prédire l’acte ou les idées suicidaires chez des patients douloureux chroniques. En dehors des facteurs que nous reverrons au moment de parler de la vulnérabilité39, il apparaît que la durée de la douleur est significativement associée au risque suicidaire (c’est moins clair pour l’intensité de celle-ci) mais également que l’existence d’une dépression est un facteur déterminant, ainsi que la présence de troubles du sommeil. Nous avons déjà parlé de ces deux facteurs, souvenez-vous, l’un dans le cadre des maladies mentales, l’autre de l’homéostasie. Ainsi, nous voyons que, alors même que le cadre général, celui des pathologies douloureuses chroniques, est différent de celui des maladies mentales évoquées jusqu’à présent, le processus suicidaire semble passer par des voies assez comparables : dépression, douleur, idées suicidaires et passage à l’acte chez les plus vulnérables. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà dit, maladies mentales  et maladies physiques ne sont pas toujours très éloignées les unes des autres, les patients souffrant de maladie mentale étant plus à risque de maladie physique. Ajoutez à cela que la dépression dans les maladies physiques douloureuses augmente la douleur physique, et que la dépression peut se manifester elle-même par des symptômes physiques (notamment douloureux) même lorsqu’il n’y pas de maladie physique et vous constaterez à quel point tout cela est terriblement lié. Un autre exemple de l’intrication corps et esprit.

La recherche a donc validé une idée généralement admise, celle qu’une personne qui se suicide devait beaucoup souffrir. Évoquant le suicide de nombreux artistes russes, Boris Pasternak écrit : « Nous n’avons aucune idée de la torture intérieure qui précède le suicide », et plus loin : « Ce qui est certain, c’est qu’ils ont tous souffert au-delà de la description, au point où la souffrance est devenue une maladie mentale40. » Un patient rapporte : « J’ai souffert de dépression sévère récurrente depuis quarante ans. La douleur psychologique que j’ai ressentie lors de mes périodes dépressives était horrible et plus sévère que ma douleur physique actuelle liée à des métastases du cancer dans mes os. » Et un autre : « La douleur d’un récent calcul urinaire n’est pas comparable à la sévérité de la douleur et la souffrance que j’ai connue pendant ma dépression lorsque j’étais tellement intensément suicidaire41. »

Ce rôle central donné à la douleur mentale dans le processus suicidaire a conduit de nombreux auteurs à considérer que l’acte suicidaire a pour but d’échapper à la douleur. Dans cette perspective, on ne se suicide pas pour mourir mais pour mettre fin à, ou fuir, la douleur. La mort est dès lors un moyen, définitif certes, mais non une fin en soi. Si l’on repense à notre hypothèse homéostatique du suicide, peut-être que la mort est dans de nombreux cas une conséquence de l’acte qui tente de mettre fin à la douleur. Elle n’est pas totalement recherchée, mais l’acte est par nature risqué tel un pompier qui irait éteindre les flammes au péril de sa vie. Certains patients décrivent ce besoin de sédation, que les choses s’arrêtent pour un instant, ce besoin de… dormir. Dans de plus rares cas, la mort est recherchée activement. C’est le but de l’acte ou le moyen de parvenir à ce lieu imaginé de l’éternité. Je pense notamment à ceux qui ont l’idée de rejoindre un être cher disparu.

À quoi peut bien servir la douleur mentale et pourquoi est-elle si proche de la douleur physique ? La douleur mentale n’est pas du tout spécifique du suicide. Comme pour la douleur physique, nous avons tous fait l’expérience de cette douleur alors que très peu d’entre nous en mourront. Une rupture amoureuse, un projet interrompu, une défaite en finale de la coupe du monde, bien des choses peuvent déclencher cette douleur. Car elle est le plus souvent déclenchée par des stimuli comme l’est la douleur physique mais pour des raisons différentes (coupure, brûlure…). C’est un premier parallèle intéressant. Un second parallèle est que la douleur peut persister le temps de la stimulation nociceptive et s’arrêter ensuite comme c’est le plus souvent le cas lors d’un deuil ou d’une rupture sentimentale ; ou bien persister de manière prolongée indépendamment de la présence du stimulus et apparemment sans raison, comme c’est le cas dans la dépression et certaines douleurs physiques chroniques. Le processus peut donc s’emballer, ne plus se réguler, et ainsi perdurer au-delà de la cause. Il est intéressant également de savoir que les antidépresseurs sont un des traitements de la dépression, bien sûr, mais aussi de certaines douleurs physiques. Un autre lien est le fait  que nous décrivons le plus souvent la douleur psychique en des termes physiques : « Ça fait mal », « J’ai le cœur brisé ». Enfin, des travaux de neuro-imagerie suggèrent que plusieurs régions de notre cerveau, activées par la douleur physique, par exemple des tests durant lesquels le participant est progressivement exclu d’un jeu ou bien une session pendant laquelle il doit se souvenir d’une rupture sentimentale douloureuse42.  Vous remarquerez que les paradigmes expérimentaux testant la douleur psychologique impliquent surtout des relations sociales. Ce n’est pas un hasard. Notons toutefois que ce chevauchement des systèmes cérébraux des douleurs physiques et mental n’est que partiel. Douleurs physiques et psychiques ne sont pas totalement identiques bien sûr.

L’hypothèse est que le système cérébral sous-tendant la douleur psychique s’est construit en partie sur un système plus archaïque sous-tendant la douleur physique et ayant pour objectif général de signaler un risque pour l’individu et sa survie43. La douleur physique va par exemple signaler un problème avec ce qu’on a mangé (crampes abdominales), ou une atteinte de notre intégrité cutanée avec son risque d’infection. Eh bien le rejet social ou l’abandon sont également de ces puissants signaux mais sous forme de douleur psychique cette fois. Cela s’explique sur le plan de l’évolution. En raison de la longue immaturité du jeune enfant chez les mammifères en général, et plus encore dans l’espèce humaine, et la nécessité des soins maternels durant cette période, l’évolution aurait conduit à ce que le système de la douleur physique soit mis à contribution par le système de l’attachement social pour signaler et prévenir la séparation. Cet attachement commence précocement entre l’enfant et sa mère (ou la figure d’attachement selon la théorie du même nom) qui s’étendra par la suite à la famille (qui partage les mêmes gènes), au couple (qui doit être lié pour s’occuper des enfants et ainsi augmenter les chances de chacun de transmettre ses gènes) et possiblement à l’individu envers un groupe44. Il n’est donc pas étonnant de retrouver un système de douleur psychique dont les propriétés sont comparables à celles du système de douleur physique mais dont les facteurs déclencheurs sont différents.

Nous venons de parler de la douleur psychique. Voyons maintenant à quoi ressemble la pensée en pleine crise suicidaire. Une magnifique description de l’état d’esprit précédant le geste suicidaire et donnée par l’auteur Al Alvarez dans un ouvrage intéressant, The Savage God, dans lequel il évoque son propre passage à l’acte. Voici quelques extraits : « Comme le divorce, le suicide est un aveu d’échec. Et comme le divorce, il est enveloppé dans des excuses et des rationalisations inventées sans cesse afin de dissimuler le simple fait que l’énergie, la passion, l’appétit et l’ambition ont été interrompus… […] Les véritables motivations qui poussent un homme à prendre sa propre vie sont ailleurs, elles appartiennent au monde interne, sournois, contradictoire, labyrinthique, et surtout hors de vue […] D’abord et le plus important, le suicide est un monde clos, avec sa propre logique irrésistible. Cela ne veut pas dire que les gens se suicident, comme les stoïciens faisaient, froidement, délibérément, comme un choix rationnel entre des alternatives rationnelles. […] Une fois qu’un homme décide de prendre sa propre vie, il entre dans un monde en arrêt, inexpugnable, mais totalement convaincant où tous les détails s’adaptent et chaque incidence renforce sa décision45. »

Tout se passe donc à l’intérieur et dans cet enfer de douleur, la raison n’a plus sa place. L’image est celle d’un entonnoir qui ne mène qu’à une étroite sortie, un entonnoir dont on peut s’extraire jusqu’à un certain point en s’accrochant aux bords, mais un entonnoir sur les parois duquel les arguments n’ont plus prise quand on a atteint le goulot d’étranglement. C’est l’impuissance, le sentiment de ne rien pouvoir faire, de glisser. Shneidman a parlé de « tunnelisation » ou de constriction de la pensée46. Shneidman encore : « Dans le suicide, le diaphragme de l’esprit se rétrécit et se concentre sur le seul but d’échapper [à la douleur] en excluant tout le reste – les parents, conjoint, enfants. » Les solutions alternatives disparaissent du champ des possibilités et, comme le décrit bien Alvarez, tous les arguments sont bons en faveur de la solution ultime. La pensée s’obsessionnalise. Un thème tourne en boucle, le suicide. Notons qu’un autre état émotionnel intense est particulièrement caractérisé par une pensée de type obsessionnel : l’amour. En amour, on ne pense qu’à l’autre et plus rien d’autre ne compte. Et l’amour, c’est aussi la folie, la douleur, la maladie (d’amour). Et les amours frustrés font le lit de certains suicides.

Revenons sur trois caractéristiques de la pensée suicidaire qui ont donné lieu à de nombreux travaux observationnels et expérimentaux. Tout d’abord, la tendance aux ruminations, cognitives s’entend. Avoir tendance à tourner sans cesse la même idée dans sa tête dans un contexte de stress augmente le risque de ne pas fonctionner socialement47. Dans un contexte d’humeur triste, les ruminations tendent à induire une plus faible attention aux éléments positifs48. et dans un contexte dépressif, les ruminations augmentent le risque d’idées suicidaires49. Ce mode de pensée est donc tout à fait inefficace et en conjonction avec des émotions négatives plutôt néfastes. Et le meilleur moyen de s’en débarrasser n’est sûrement pas d’y penser car plus j’y pense, plus… j’y pense. Il faut surtout distraire la pensée, l’occuper à autre chose en profitant du fait que notre pensée consciente n’est pas très douée pour faire deux choses à la fois.

Le désespoir est une autre caractéristique essentielle de la pensée suicidaire. Le désespoir est associé à la douleur psychique vue plus haut et il fait le lien entre ruminations et idées suicidaires50. Aaron T. Beck, l’inventeur des thérapies cognitives, en fait un élément clé du risque suicidaire. Dans une étude conduite chez près de 2 000 patients non hospitalisés, un haut niveau de désespoir était associé à un risque plus élevé de suicide ultérieur51, ce que confirme une méta-analyse plus récente52. Malheureusement pour la prédiction, les faux-positifs, c’est-à-dire les personnes avec un haut niveau de désespoir qui ne se suicident pas, sont nombreux. Encore une fois insuffisante !

Enfin, en plein crise suicidaire, il est toujours possible d’être secouru, encore faut-il manifester aux autres sa détresse, et une demande d’aide. Et certains le font mieux que d’autres. Plusieurs études ont montré qu’une plus grande difficulté à communiquer ses difficultés aux autres (self-disclosure en anglais) est associée à un plus grand risque de geste suicidaire sévère53, et ce au-delà de la douleur psychique. En d’autres termes, la douleur psychique est un facteur de risque d’idées suicidaires puis chez certains d’acte suicidaire, mais la difficulté à communiquer ses problèmes augmente la gravité du geste.  

Nous constatons donc ici que plusieurs mécanismes se relaient et se conjuguent pour conduire au suicide. Nous avons parlé de la maladie mentale avec ses multiples facettes, la douleur psychique, la pensée ruminative, constrictive et obsessionnelle, le désespoir, la capacité de demande d’aide et bien sûr la disponibilité et la qualité de cette aide, mais aussi comme nous l’avons vu plus tôt la disponibilité des moyens létaux et la connaissance du risque létal du moyen choisi. Nous en verrons d’autres. On peut voir le côté positif de la chose à savoir que plusieurs facteurs sont nécessaires pour conduire au suicide, et donc que plusieurs freins sont potentiellement disponibles pour bloquer la machine infernale……... Le processus suicidaire est un phénomène  complexe qui nécessite beaucoup de conditions.