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MARS 2009
LA
SOLITUDE DES MOURANTS
suivi de VIEILLIR ET MOURIR
Norbert ELIAS, 1982, 1985
Christian Bourgeois éditeur, 1987, 1988
Extraits par Henri Charcosset
p. 12 – Très souvent, les infirmités physiques
séparent déjà les êtres vieillissants des vivants. Leur déclin les isole… Voilà
bien le plus difficile – cette exclusion silencieuse des êtres vieillissants de
la communauté des vivants, le refroidissement progressif de leurs relations… Ce
déclin n’est pas difficile seulement pour ceux qui souffrent physiquement, mais
aussi pour ceux qui sont délaissés. Le fait que l’isolement prématuré des
mourants, sans être particulièrement voulu, soit fréquent justement dans les
sociétés développées, est l’une des faiblesses de ces sociétés. Il témoigne des
difficultés qu’ont beaucoup de gens à s’identifier aux personnes vieillissantes
ou aux mourants.
p. 14 – La mort est un problème de vivants. Morts,
les êtres humains n’ont pas de problèmes. De toutes les créatures terrestres
qui meurent… les humains sont les seuls à savoir qu’ils mourront ;
eux seuls peuvent prévoir leur propre fin.
p. 15 – Ce ne sont pas seulement les moyens de
communiquer qui peuvent être différents
d’une société à l’autre, mais aussi l’expérience de la mort. Celle-ci est
variable, et spécifique du groupe… Ce n’est pas véritablement la mort, mais le
savoir sur la mort qui crée des problèmes à l’homme.
p. 19 – En gros, les dangers qui menacent les
hommes, et en particulier le danger de mort, sont plus prévisibles dans les
sociétés plus développées, tandis que le besoin d’instances protectrices supra
humaines est devenu moins intense… On ne peut pas vraiment comprendre
l’attitude face à la mort, l’image de la mort dans nos sociétés, si on ne les
rapporte pas à cet accroissement relatif de la sécurité, du caractère
prévisible de la vie individuelle, ainsi que de l’espérance de vie qui en
résulte. La vie est plus longue, la mort est différée… Aujourd’hui on dit parfois que les hommes « refoulent » la
mort.
p. 21 – Un problème contemporain – l’incapacité
d’apporter à des mourants l’aide et l’affection dont ils ont le plus grand
besoin au moment de prendre congé des humains – tient à ce que la mort de
l’autre apparaît comme une prémonition de sa propre mort. La vue d’un mourant
ébranle la défense phantasmatique que les hommes tendent à identifier comme un
rempart contre l’idée de leur propre mort. Leur amour d’eux-mêmes leur murmure
à l’oreille qu’ils sont immortels…
p. 22 – Derrière un besoin impérieux de croire en sa
propre immortalité et de nier ainsi la préscience de sa propre mort, on trouve
habituellement de forts sentiments de culpabilité refoulés, peut-être liés à
des désirs de mort du père, de la mère, des frères ou des sœurs et à la crainte
d’être à son tour l’objet de tels désirs de leur part. Seule une croyance
particulièrement forte en sa propre immortalité, dont on ne peut cependant pas
se cacher complètement la fragilité, permet alors d’échapper à l’angoisse de
culpabilité, liée au désir de mort dirigé contre les membres de sa famille, et
à l’idée de leur vengeance, à l’angoisse du châtiment de sa propre faute.
Le lien entre
la peur de la mort et le sentiment de culpabilité apparaissait déjà dans les
mythes anciens…
Si l’on parvenait à atténuer et à désamorcer ce genre de phantasmes de
culpabilité refoulés, on pourrait sûrement rendre la mort plus douce à bien des
gens.
p. 24 – De même que d’autres aspects animaux de leur
vie, la mort, comme événement et comme idée, est reléguée dans une mesure plus
grande derrière les coulisses de la vie sociale. Pour les mourants, cela
signifie qu’on les relègue de plus en plus derrière les coulisses, eux aussi,
et donc qu’on les isole.
p. 26 – Il ne fait pas de doute qu’au Moyen Age on parlait plus franchement et plus couramment
qu’aujourd’hui de la mort et de l’agonie. La littérature de l’époque en
témoigne. Les morts ou la mort en personne apparaissent dans de nombreux
poèmes… En comparaison de l’époque contemporaine, la mort des jeunes et des
vieux était en ce temps-là moins dissimulée, plus omniprésente et plus
familière. Ce qui ne veut pas dire qu’elle était plus paisible…
p. 27 – Dans le passé, ce qui apportait parfois aide
et réconfort, c’était la présence d’autres hommes au moment de mourir. Mais
cela dépendait de leur attitude… Le Moyen Age, en tant que phase du
développement social, était une époque extraordinairement peu paisible. La
violence était plus quotidienne, les luttes plus passionnées, la guerre était
souvent la règle et la paix plutôt l’exception. Les épidémies ravageaient le
continent eurasien ; des milliers de gens mouraient dans les souffrances
et la saleté, sans secours ni réconfort. Quand les récoltes étaient mauvaises,
tous les deux ou trois ans, le pain se faisait rare pour les pauvres… Les
hommes étaient tout autant capables de grande bonté que de franche cruauté, de
prendre ouvertement plaisir aux souffrances des autres et d’être complètement
indifférents à leur détresse. Les contrastes étaient plus forts qu’aujourd’hui…
La peur du châtiment après la mort,
l’angoisse quant au salut de l’âme s’emparaient brutalement des riches et des
pauvres. Les princes, pour être sûrs de leur affaire, fondaient des églises et
des monastères ; les pauvres priaient et se repentaient…
p. 29 – De manière générale, dans cette société
médiévale, la vie était plus brève, les dangers moins contrôlables, la mort
souvent plus douloureuse, le sentiment de culpabilité et la peur du châtiment
moins dissimulés que de nos jours, mais – que ce soit un bien ou un mal – la participation des autres à la mort de
l’individu était bien plus normale. Aujourd’hui on sait dans bien des cas
atténuer les souffrances de l’agonie ; les angoisses liées à la
culpabilité sont refoulées dans une mesure plus grande, peut-être même
maîtrisées. Les instances religieuses sont moins capables d’imposer leur loi
par la peur de l’enfer. Mais la participation des autres à la mort de l’individu
est plus faible. De même que pour d’autres aspects d’un processus de
civilisation, il n’est pas tout à fait simple de faire la part des pertes et
des profits…
p. 31 – Autrefois, l’agonie des êtres humains était
une affaire beaucoup plus publique qu’aujourd’hui… Rien ne caractérise mieux
l’attitude actuelle devant la mort que la manière dont les adultes redoutent de
faire connaître aux enfants les faits concrets touchant la mort. C’est là un
symptôme particulièrement remarquable du refoulement de la mort au niveau
individuel comme au niveau social.
p. 32 – Autrefois
quand les hommes mouraient, les enfants étaient présents. Quand tout se
déroule plus couramment sous les yeux des autres, l’agonie elle aussi se passe
sous les yeux des enfants.
p. 37 – Autrefois, la vue de cadavres pourrissants
était chose quotidienne. Tout le monde, même les enfants, savait à quoi cela
ressemblait ; et comme tout le monde le savait, on en parlait avec une
relative liberté, en société comme dans la poésie. Aujourd’hui, il en va
autrement. Jamais dans l’histoire de l’humanité les mourants n’ont été relégués
derrière les coulisses, hors de la vue des vivants, de manière aussi
hygiénique…
p. 41 – Le changement de civilisation dans notre
phase actuelle engendre chez beaucoup de gens une timidité considérable et,
bien souvent, l’incapacité d’exprimer des émotions violentes, en public ou même
dans la vie privée. C’est seulement dans les conflits politiques ou sociaux,
semble-t-il, qu’elle trouve encore un exutoire… Au XVIIIe siècle, les hommes
pouvaient encore pleurer en public, ce qui est devenu plus difficile et plus
rare aujourd’hui.
p. 43 –Actuellement, les êtres humains qui ont
affaire aux mourants ne sont plus en mesure de leur apporter un soutien ou un
réconfort en leur prouvant leur attachement et leur tendresse. L’exagération du
tabou de civilisation qui interdit l’expression de sentiments violents et
spontanés paralyse assez souvent la langue et la main. Il se peut aussi que les vivants ressentent plus ou moins
inconsciemment l’agonie et la mort comme contagieuses, et donc comme une
menace…
p. 46 – De nos jours, les jardiniers de cimetière
évitent tout ce qui pourrait rappeler que les tombes ont quelque chose à voir
avec la mort des humains. On se garde autant que possible d’employer le simple
terme de « mort »… On prévient les idées dangereuses associées au
cimetière en le présentant simplement comme un « espace vert urbain ».
p. 50 – Aujourd’hui, la quête d’un certain sens pour
soi, d’un sens indépendant de tous les autres humains se présente comme la tâche la plus importante de la vie.
Il ne faut pas s’étonner que dans leur quête d’un sens de cette sorte les
hommes trouvent leur vie absurde. Les hommes ont de toute évidence bien du mal
à se voir eux-mêmes, et ils ne se voient donc que rarement dans le réseau de
leur dépendance à l’égard des autres, qui peut être réciproque, c’est-à-dire
comme un maillon limité dans la chaîne des générations…
En
même temps, le refoulement et la dissimulation de la finitude de la vie humaine
individuelle ne sont sûrement pas, comme on l’a parfois affirmé, un
particularité du seul XXème siècle.
p. 70 – Pendant les deux guerres mondiales on a vu
que, chez la plupart des hommes, la sensibilité à l’égard des meurtres, des
mourants et des morts a disparu relativement vite.
p. 82 – En fait, la manière de mourir dépend aussi,
en grande partie, de la question de savoir si un homme a la possibilité, et
dans quelle mesure, de donner un but à sa vie et de l’atteindre, de se fixer
des tâches et de les réaliser… Il est
permis de supposer que la mort sera plus facile pour celui qui a le sentiment
d’avoir accompli sa tâche, plus difficile pour celui qui sent qu’il a perdu sa
vie…
p. 85 – Il n’est pas toujours facile de montrer à
des êtres qui sont en route vers la mort qu’ils n’ont pas perdu leur
signification pour les autres. Quand cela arrive, quand un être en train de
mourir doit éprouver ce sentiment – bien qu’il soit encore en vie – qu’il ne
signifie plus rien pour ceux qui l’entourent, c’est alors qu’il est vraiment
solitaire…
p. 87 – La signification des êtres humains pour
d’autres êtres humains est fondamentale et irremplaçable.
p. 88 – Peut-être devrait-on parler plus ouvertement
et plus clairement de la mort, par exemple en cessant de la présenter comme un
mystère. La mort ne recèle aucun
mystère. Elle n’ouvre aucune porte. Elle est la fin d’un être humain. Ce qui
survit après lui, c’est ce qu’il a donné aux autres êtres humains, ce qui
demeure dans leur souvenir.
p. 99 – On constate une différence très nette entre
ce qu’est la position des personnes âgées ou mourantes dans les sociétés
industrielles de nos jours et ce qu’elle fut dans les sociétés préindustrielles
– c’est-à-dire au Moyen Age ou dans les tout débuts de l’industrie… Dans ces
sociétés, c’est à la famille de s’occuper des personnes âgées ou mourantes,
qu’elle le fasse avec douceur ou avec brutalité. Les personnes âgées, quand
elles s’affaiblissent, demeurent en général à l’intérieur du cercle familial -
fût-ce après des conflits considérables avec ses membres plus jeunes – et en
général elles meurent aussi dans ce cercle.
En conséquence, tout ce qui touche à la vieillesse
et à la mort se fait beaucoup plus publiquement que ce n’est le cas dans les
sociétés industrielles hautement urbanisées, et selon des formes codifiées par
des traditions sociales spécifiques. Le fait que tout se passe de façon plus
publique dans l’univers de la famille élargie, ne signifie pas nécessairement
que les êtres vieillissants et mourants ne connaissent que la bonté.
Aujourd’hui au contraire, dans les sociétés
industrialisées, l’Etat protège la personne âgée, ou mourante, contre la
violence manifeste. Mais en même temps, les hommes, à mesure qu’ils
vieillissent et s’affaiblissent, sont de plus en plus isolés.
p. 113 – Sont reléguées, dans les sociétés
développées, la mort et l’agonie plus que jamais hors de la vue des vivants,
derrière les coulisses de la vie normale. Jamais la mort n’a été aussi
discrète, aussi hygiénique qu’elle l’est aujourd’hui, et jamais aussi
solitaire.
p. 116 – Il ne faut pourtant pas se faire
d’illusions : la famille, dans les Etats moins développés, est souvent
bien loin d’être harmonieuse… Ses membres peuvent s’aimer ou se haïr, parfois
les deux simultanément… Les mourants meurent sans hygiène, mais pas seuls.
p. 119 – Le processus de l’agonie est plus isolé de
la vie sociale normale que dans le passé. L’un des résultats de cet isolement
est que l’expérience que l’on pourrait avoir de la vieillesse et de la mort –
qui était organisée dans les sociétés d’autrefois par des institutions et des
phantasmes publics traditionnels – tend à être estompée par le refoulement. On peut espérer qu’en soulignant la
solitude des mourants, on permet dans nos sociétés développées de reconnaître
plus facilement l’ensemble des tâches qui restent à accomplir.