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Octobre  2014

LES SOLIDARITES INTERGENERATIONNELLES

 

LE LIEN ETHIQUE DEVIENT LE PIVOT DE LA RELATION

 

Nicole PRIEUR, dans « Petit règlements de comptes en famille », ouvrage paru aux Éditions Albin Michel en 2009

 

Introduction

 

L'auteure est psychothérapeute

 

Le texte ci-après reproduit le chapitre 4 (page 85 – 93) de cet ouvrage en 9 chapitres :

1/ Peut-on échapper aux petits règlements de comptes dans l’intimité ?

2/ Avec tout ce que j’ai fait pour toi !

3/ Je ne veux rien devoir à personne

4/ Les solidarités intergénérationnelles

5/ Les héritages familiaux : cadeaux ou fardeaux ?

6/ « Tenir compte » de l’autre 

7/ La fratrie à l’épreuve de la mort des parents

8/ De tendres règlements de comptes

9/ La violence des règlements de comptes

 

Le lien éthique devient le pivot de la relation

 

    Quand les enfants deviennent adultes, la chaîne des dons descendants se poursuit sous des formes nouvelles et avec de nouvelles questions. L’indépendance financière étant de plus en plus tardive, les enfants, voire les grands-parents, continuent d’aider leurs enfants ou petits-enfants même après leur départ de la maison. Tous, en effet, ne sont pas des Tanguy. La réalité économique rend l’envol souvent difficile, et un coup de pouce familial facilite les choses.

     Selon une enquête de l’Insee publiée en mars 2007, plus de la moitié des parents dont les enfants sont partis ont déclaré les aider financièrement soit par des transferts d’argent réguliers ou occasionnels, soit en mettant à leur disposition un logement. Pour 20% des enfants aidés, cet apport représente plus de 40% de leur budget. Les aides financières peuvent être aussi indirectes, comme se porter caution pour un prêt ou garantir un bail. Sans compter tous les services rendus : bricolage, aide à l’aménagement de l’appartement, présence auprès des petits-enfants quand ils sont déjà venus agrandir la famille… Quitter le nid familial ne signifie pas couper les liens. Lorsque les enfants partent, ils restent à proximité. Trois Européens sur quatre vivent à moins de cinq kilomètres de l’enfant le plus proche, et sont en contact avec lui plusieurs fois par semaine. Mais le départ a des incidences patentes, sur plusieurs plans.

     Sur le plan social, ces solidarités ne sont pas neutres. Contrairement aux aides diverses de l’État, ces solidarités intergénérationnelles accentuent les inégalités puisque tous les jeunes adultes ne peuvent en bénéficier. Quant aux relations familiales, si celles-ci sont maintenues, elles se transforment profondément. Les aides se situant de plus en plus sur le registre économique et financier, de quelle manière cela modifie-t-il la donne ?

     Au moment où le jeune adulte s’investit dans sa nouvelle vie amoureuse et professionnelle, où il se détache de ses parents, de sa famille d’origine, tout se passe comme si les liens d’argent venaient subrepticement occuper la place laissée vacante par les liens affectifs et symboliques. Le jeune adulte est davantage préoccupé par la construction de sa nouvelle vie que par le respect de son histoire familiale, même si celle-ci continue de l’habiter et de l’agiter intérieurement. Dans les échanges intergénérationnels, il y a un peu plus de finance, un peu moins d’affect… du moins de la part des jeunes adultes. Pour eux, la corde qui les relie à leur famille d’origine perd de sa densité, de sa force, l’équilibre des fils se recompose autrement : le fil « lien d’argent » s’épaissit, le lien « affection » se distend. Les jeunes adultes sont dans la phase de construction d’une nouvelle corde.

 

     « Quand ma fille m’appelle dès le matin, je peux être sûre que c’est pour me demander un service ! »

     « Si mon fils est particulièrement aimable, je sens qu’il y a anguille sous roche. Il a un achat à faire – oh, il ne demande jamais rien directement, mais si je lui propose une petite rallonge, il ne dit pas non, il est ravi ! »

 

     Dans les glissements qui s’opèrent au moment où les enfants s’installent dans leur nouvelle vie, les parents peuvent avoir l’impression que leur enfant devient de plus en plus intéressé, de plus en plus calculateur, et de moins en moins aimant, aimable, alors que ces pères, ces mères continuent à s’accrocher à la corde familiale tressée depuis si longtemps. Cette corde se nourrit désormais de souvenirs, de mythes, de regrets, aussi bien que de petits chèques, de donations. Tout cela reste gorgé d’une tendresse qui ne s’étiole pas malgré le temps qui passe. Quand les parents donnent, et même quand ils donnent de l’argent, ils continuent à situer leurs dons sur le registre affectif. Ils aiment leurs enfants presque comme autrefois même si l’âge avance. Ils leur donnent ce qu’ils peuvent, comme ils peuvent, dans le but de leur faciliter la vie.

     Les parents sont dans l’affect, gardiens d’un lien que les jeunes adultes ont besoin de rendre plus ténu. Dans ces dons, dans ces échanges, l’asymétrie demeure et s’accentue, entre des parents pour qui l’enfant demeure toujours une préoccupation importante et un jeune adulte qui les aime, sans doute, mais dont le regard, les projets le portent ailleurs que vers ses ascendants.

     Les familles recomposées n’échappent pas à la transformation, bien au contraire. L’aide vers les jeunes en provenance de la mère ou de la lignée maternelle est plus importante et plus régulière que celle en provenance du père, tant qu’ils restent à la maison. On peut supposer l’influence de la belle-mère, mais pas seulement. La mère tient aussi à garder la maîtrise des flux financiers et s’oppose, souvent, au fait que la pension soit versée directement aux enfants. Par contre, quand l’enfant devient indépendant, que le soutien ne transite plus par la mère, l’aide du père augmente, s’intensifie. Parfois l’aide paternelle n’intervient que lorsque le jeune a quitté le domicile maternel. Parfois, le père le fait en douce, à l’insu de sa compagne. L’argent peut être alors au service du lien de cœur, entraînant un rapprochement avec le père en renforçant la filiation.

     Dans les familles recomposées, lorsque la méfiance et la rivalité prédominent, il y a souvent un renforcement de la logique comptable destinée à mesurer les apports de chacun envers ses propres enfants.

     D’une manière générale, les réaménagements liés à ce cycle de vie s’organisent d’autant mieux que chacun a conscience de sa responsabilité vis-à-vis de l’autre. Cette conscience éthique va désormais jouer un rôle central dans la qualité relationnelle intergénérationnelle et dans son évolution.

     Toutes les attitudes sont dans la nature. Parmi les enfants devenus adultes, il y a ceux qui ne veulent rien recevoir de leurs parents, il y a ceux qui ne demandent rien mais qui savent apprécier ce qu’ils reçoivent, il y a ceux qui ne sont jamais contents. Parmi les parents, il y a ceux qui « se saignent » outre mesure pour leurs enfants, ceux qui pensent être justes mais qui favorisent un de leurs enfants, d’autres qui agissent avec sagesse.

     De plus en plus d’éléments nouveaux vont intervenir, rendant plus complexe encore un lien qui n’a jamais été simple.

     « J’avais quatre enfants, explique Stéphanie, je parle au passé parce que depuis trois ans je ne vois plus ma seconde fille. Aussitôt après ses vingt ans, elle venait de rater ses concours, elle était en plein crise et elle a voulu vivre avec son petit copain dans sa famille à lui. Elle nous en voulait terriblement, elle estimait qu’on ne l’avait pas aidée ni psychologiquement ni financièrement, qu’on ne l’avait pas soutenue… bref, qu’elle avait tout raté à cause de nous. Étant chez ce garçon, elle a décidé de refaire une année pour repasser ses concours. On n’a jamais été contre. De nous-mêmes, on lui donnait alors 300 euros par mois. Je me souviendrai toujours du jour où j’ai reçu une assignation. Ça a été un tsunami dans ma vie. Ma fille nous traînait en justice. Vous savez pourquoi ? Elle estimait qu’on ne lui donnait pas suffisamment ! Comme d’après elle on ne peut pas parler ensemble, elle nous a dit qu’elle n’avait pas d’autre moyen pour se faire entendre que de nous traîner devant la justice ! Elle réclamait 600 euros, le juge a tranché à 450 euros. Nous, on s’en fiche de l’argent, moi je veux seulement qu’on puisse reprendre contact. C’est trop dur pour moi, cette rupture. Le plus dur, c’est qu’on ne comprend pas pourquoi elle nous en veut à ce point. Mon mari et moi, ses frères et sa sœur, qu’elle ne voit pas non plus, on ne cesse de ruminer. Ça me mine littéralement. Est-ce qu’on l’a blessée, malgré nous, est-ce qu’elle s’est sentie rejetée ? Si au moins on savait, on essaierait d’arranger les choses. »

 

    Exceptionnel ? Oui, mais pas tant que cela. Depuis quelques années, on voit se développer ces démarches. Chaque année, environ deux mille parents sont assignés en justice par leurs enfants majeurs pour « obligation alimentaire », en référence à l’article 203 du Code civil. C’est assez symptomatique de la tendance actuelle qui pousse les individus à se situer surtout sur le registre du droit, revendiquant ce qui leur semble être dû. Dans cette logique, il paraît normal de demander des dommages et intérêts quand on se sent lésé. Mais entre parents et enfants, cette logique d’indemnisation ne peut aboutir qu’à des impasses. Une pension de 150 euros de plus ou de moins ne pourra jamais venir compenser, réparer, les préjudices ressentis par le jeune adulte.

    Le raisonnement « Ils vont me le payer » n’a jamais rien réglé ! D’ailleurs, peut-on espérer régler quoi que ce soit en restant sur le registre des droits ? N’est-il pas temps de se placer aussi sur le registre des devoirs ? C’est-à-dire de sa responsabilité propre ?

     C’est au moment où il devient réellement indépendant que le jeune adulte est le plus fortement en prise avec la question complexe des loyautés symboliques, psychiques. S’il doit oser se défaire de certaines en refusant par exemple les missions inconscientes transmises par la famille, en ne cherchant pas à régler les comptes d’un autre, s’il doit accepter le fait d’être toujours redevable à ses ascendants, il doit en même temps reconnaître ses devoirs filiaux. Être libre, c’est parvenir à respecter ses devoirs. C’est par là que passe la véritable émancipation.

     Il est vrai qu’on parle peu du « travail psychique » à faire quand on commence à entrer dans sa propre vie d’adulte, un moment clé de l’existence, très riche en potentialités. Au début de ce nouveau cycle de vie, contrairement à l’adolescence, il est tout à fait possible de mettre en œuvre ses aspirations, de concrétiser ses désirs. On commence à avoir les moyens de sa liberté, mais pour les saisir vraiment, il ne faut pas se tromper de combat.

     Ces devoirs, il s’agit peut-être de les définir : porter assistance aux ascendants, leur rendre service, être présent, même par téléphone. Mais l’essentiel de l’éthique filiale consiste en un changement de position profond et radical, à savoir quitter les positions  infantile et adolescente. Il s’agit fondamentalement de se placer dans un processus actif de reconnaissance, plus précisément au niveau 2 de la reconnaissance.

     Trois choses au moins sont à reconnaître :

     1. Reconnaître que les parents ne nous doivent plus rien désormais. Grandir, c’est solder les comptes non solvables. C’est-à-dire ne plus revenir sur les défaillances parentales, ni sur les carences de notre enfance. Ne plus attendre l’impossible, ne plus espérer de manière naïve que les parents puissent nous apporter un jour ce qu’ils n’ont pu nous donner jusqu’à présent. Réclamer un dû nous inscrit dans une logique de droit destructeur. En un mot il s’agirait de ne plus rien attendre, ne plus rien espérer d’eux, soit un véritable travail d’exonération qui permet de sortir de la position infantile et qui implique que les parents acceptent l’idée de ne plus être indispensables. A ce moment-là, quel souffle entre dans la vie ! C’est ainsi que nous nous plaçons de manière juste dans l’enchaînement des générations. Abandonner l’idée que les parents doivent encore faire quelque chose pour leurs enfants devenus adultes ouvre ces derniers à leurs devoirs filiaux. C’est ainsi qu’ils pourront recevoir ce que les parents continuent à donner comme quelque chose d’inattendu, voire d’inespéré, et d’autant plus appréciable. Les parents, de leur côté, ne se sentant pas obligés de donner le feront avec plus de plaisir. Davantage de joie, de plaisir, de légèreté circulera alors entre les générations.

     2. Reconnaître ce qu’on a reçu, plutôt que de rester rivé sur ses manques. On reçoit des générations passées bien plus qu’on ne l’imagine. Commencer à compter, c’est-à-dire à identifier ce qui nous a été transmis, nous enracine dans notre histoire, structure notre identité. On sait davantage d’où l’on vient, où l’on va, et qui l’on est. Reconnaître ce qu’on a reçu nous permettra de transmettre à notre tour. Cesser de regarder notre enfance avec nostalgie nous rendra plus énergiques, nous permettra de nous projeter davantage vers le futur.

     3. Reconnaître que nous n’avons pas de comptes à demander aux générations passées, sur ce qu’ils font, disent, sont, ou sur ce qu’ils ne peuvent pas faire, ne veulent pas, ne sont pas… En un mot, sortir d’une position adolescente. Se libérer de son histoire incombe à chacun.

     Comment mettre en œuvre ce triple travail de reconnaissance active ? « Tu honoreras ton père et ta mère » se trouve être le cinquième des dix commandements. Les quatre premiers concernent la relation des hommes avec Dieu. Le cinquième a une position charnière et concerne donc la relation de l’homme avec ses parents. Les cinq derniers évoquent les devoirs des hommes les uns envers les autres. En hébreu, honorer, c’est cavod, qui signifie littéralement lourd. Au plus près du texte, le commandement voudrait dire : « Rends lourds ton père et ta mère, donne de l’épaisseur à leur vie. Même si le sens de leurs gestes, de leurs actions, de leur choix t’échappe, admets qu’il existe. Accepte l’idée qu’ils ne pouvaient pas faire autrement que ce qu’ils ont fait, qu’ils ont, sans doute, fait du mieux qu’ils ont pu, resitue-les dans leurs trajectoires sans les regarder à travers tes yeux d'enfant centré sur son ego et ses seuls manques. Admets qu’ils ont eu leurs souffrances, leurs impossibles, leurs fardeaux, leurs loyautés. Même à leurs manquements on peut donner du poids. Attribue du sens à leur vie, même si tu ne le saisis pas, ne le comprends pas, accepte qu’ils aient été différents de toi. En un mot, donne de la substance à leur être. » C’est ce que semble signifier cette injonction de respect.

     Donner du poids à la vie de ses parents peut être une voie intéressante pour se libérer de l’obligation de réparer, de l’injonction de répéter leur histoire. Plus on resitue ses parents dans le sens de leur vie, moins on a besoin de les faire vivre à travers nous. Cela permet à l’histoire de rester en mouvement. Si on ne donne pas suffisamment de poids à ce qu’ils sont, on se trouve à porter tout le poids qui leur a manqué.

     Finalement, c’est ainsi que nous pouvons rendre à nos parents, en les rendant à leur propre vie, les restaurant dans la profondeur de leur existence, dans la complexité de leur vécu, a fortiori si ce sens nous échappe. C’est peut-être cela, respecter ses parents.

 

ET MAINTENANT, QUE PUIS-JE FAIRE POUR VOUS ?

 

     Vient un jour où les parents vieillissent et où ils deviennent dépendants. Les solidarités doivent alors s’inverser. Les dons remontent vers les parents âgés. Juste retour des choses !

     Alzheimer, maladie, assistance diverse, même si cela dure peu sur l’échelle d’une vie de famille, ces dons inversés relèvent souvent davantage du devoir que du plaisir. La gratitude passe par le respect de ce qu’on doit aux anciens. L’ingratitude nous fait sortir du champ de notre responsabilité.

     Mais de toutes les manières, le solde aide reçue-aide offerte restera toujours dans le rouge. Dans cette direction, l’entraide est essentiellement basée sur des menus services, de la présence, elle est davantage matérielle que financière. Dans une relation d’aide à un parent, les aides en nature sont nettement préférées. L'argent est souvent malvenu et peut être considéré comme un marqueur de distance. Quand il est donné, c’est discrètement.

     L’entraide reste très liée aux représentations culturelles et aux valeurs morales qui y sont attachées. D’après une enquête de 2004 auprès de quinquagénaires, la prise en charge des parents âgés varie d’un pays à l’autre. En Europe du Sud, plus de 20% de foyers hébergent un ascendant, contre 2% en Europe du Nord. L’entraide y est donc quotidienne et s’intègre dans le mode de vie. Quand le parent âgé n’habite pas sous le même toit, il demeure à proximité. 58% des quinquagénaires restent en contact avec le parent âgé plusieurs fois par semaine, et plus de 40% disent apporter une aide sous forme de soins et de courses. Évidemment, dans 90% des cas, ce sont les femmes qui s’occupent des parents âgés. En Europe du Nord, les hommes sont plus nombreux qu’en Europe du Sud à participer à cette aide.

     Les quinquas sont donc une génération charnière. Ils aident leurs enfants devenus adultes et leurs parents devenus dépendants. Et on veut nous faire croire qu’ils sont individualistes !

     Ces échanges intergénérationnels génèrent d’importants conflits de loyauté : entre un petit-fils à garder et des courses à faire pour une mère malade, il n’est pas toujours facile de jongler. A la fatigue physique se rajoute la fatigue psychique. Voir ses parents vieillir, devenir dépendants, est douloureux, expose à des choix qui nous bouleversent, font émerger une forte culpabilité. Que faire quand l’état de santé du parent met sa vie en péril : doit-on le mettre en maison de retraite ou non ? Cette période lourde sera mieux vécue si auparavant les comptes ont pu être clarifiés. Mais quelquefois on se heurte à l’impossibilité pour le parent de changer, même si soi-même on a changé. Certains ne laissent pas la possibilité aux enfants d’être de « bons enfants », ne permettent pas l’apaisement qui serait pourtant le bienvenu. « Ce que je fais pour ma mère, ce n’est jamais assez, elle n’est contente de rien, si je lui prépare une soupe, elle veut de la purée… en vieillissant, elle devient trop dure. » Les personnes âgées peuvent devenir tyranniques et culpabilisantes. Il est certain qu’on ne peut répondre à toutes leurs exigences. C’est au plus profond de sa conscience que l’on doit déterminer la mesure de qu’on accepte de faire ou non, en définissant où commencent et où cessent le devoir, le respect, la gratitude.

     Michel ne s’est jamais entendu avec sa mère. Il lui en a longtemps voulu. Il adorait son père, très écrasé par sa mère. Il a toujours été en conflit avec elle. Enfant unique, il avait l’impression que le seul amour reçu était celui de son père.

     Cependant, séparé de sa femme, son dernier fils n’étant plus à la maison, il a voulu tenter la réconciliation avec sa mère. Il voulait dépasser les rancœurs, les rancunes. Sa mère vieillissant, il parvenait à se sentir plus proche d’elle. Il était désireux d’adoucir un peu les dernières années qu’il lui restait à vivre, il avait envie de « solder ses comptes » avec elle avant qu’elle ne disparaisse. Ainsi, quand elle devient dépendante, il décida, contre l’avis de tous, de l’accueillir chez lui. Ce fut que bagarres, conflits. La mère soupçonnait le fils de mauvaises intentions, elle l’insultait… Si bien qu’au bout de deux semaines il chercha un établissement, le cœur en peine.

     Le cheminement qu’il avait fait pour lui n’a pas pu rencontrer une mère restée aigrie, repliée sur sa souffrance, dans l’impossibilité d’aimer. Même à la fin de sa vie, elle n’a pas pu laisser son fils devenir à un moment donné un « bon fils ». Elle ne lui a pas laissé la possibilité de donner.

     Clarifier les comptes, mettre en œuvre une éthique relationnelle quelquefois n’améliore pas les relations intrafamiliales, mais améliore la relation du sujet avec lui-même. Gageons que Michel dépassera assez facilement la culpabilité dans la mesure où il a tenté ce qu’il a pu, et qu’il peut ainsi ne pas avoir honte de se regarder dans la glace.

     Compter permet aussi de situer la responsabilité de chacun dans la relation. Dans toutes les interactions humaines, nous sommes nécessairement limités par l’autre. L’admettre constitue une perte, une frustration, mais nous place peut-être en plein cœur de l’exigence de l’éthique.