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 «POUVOIR BIEN VIEILLIR AVEC UN HANDICAP GIPHV,APF69.N°7;01.2006 Editeur :Henri Charcosset, E-Mail : charcohe@club-internet.fr»,trimestriel

QUE FAIRE DE CETTE VIE GAGNEE? LE SIMPLE PLAISIR D’ETRE

  Jean-Pierre BOIS, historien, professeur à l’Université de Nantes

Article paru dans les Cahiers de Science, La gérontologie au quotidien, n° 3, Décembre 2003, sous le titre : Quel sens pour la vieillesse ?

  S’interroger sur le sens de la vieillesse est-il, selon vous, un débat spécifique à notre temps ?

J-P Bois: A une époque où la durée de la vie s’accroît au bénéfice du plus grand nombre et où l’on voit augmenter de façon sensible le nombre de centenaires et même de « super centenaires », il me paraît légitime de s’interroger sur le sens de la vieillesse, ou plus exactement sur celui de la « grande vieillesse », sachant qu’on ne peut plus appréhender la vieillesse en bloc, comme un seul temps de la vie. Autrefois, le débat sur le grand âge relevait plus de l’imaginaire que de la réalité. A partir de la seconde moitié du XXe siècle, l’allongement de la durée de la vie a bouleversé les perspectives traditionnelles sur la vieillesse, posant une série de problèmes inconnus jusqu’alors.

  Quel type de représentations avait-on autrefois de la vieillesse ?

 Dans l’Antiquité gréco-romaine, les hommes très âgés sont les héritiers directs de modèles mythiques et mythologiques : de très grands vieillards aux longévités extraordinaires comblent le temps entre l’âge des dieux et l’âge des hommes. Inscrit dans cette tradition, l’âge avancé passe pour un temps de sagesse et de prestige, justifiant les gérontocraties au sein desquelles les anciens détiennent les pouvoirs religieux, judiciaire et législatif. Tout au long du Moyen Age, la question de la vieillesse ne se pose guère, ni en théorie, ni en pratique. Pour des raisons démographiques, bien entendu, dans la mesure où l’on meurt aussi et surtout parce que l’on vit dans une société chrétienne. On est indifférent à l’âge, préoccupé que l’on est de son salut. Devant Dieu, l’homme est sans âge, il est une âme.

Il faut attendre le XVIe siècle pour que l’on commence à découvrir la vieillesse… avec répulsion, la corruption du corps renvoyant l’image de la corruption de l’âme ! Cette perspective peu réjouissante dénie tout sens au grand âge. Le XVIIe siècle est moins dur mais ironise encore, même si certains traités valorisent le bonheur d’un âge délivré des passions et propice à une préparation sereine à l’au-delà. Au XVIIIe siècle, on reconnaît quelque crédit à un moment de la vie qui peut être intéressant ; à la fois pour la société – au travers des précieux savoirs transmis par l’homme âgé – et pour l’individu lui-même qui peut y trouver le temps privilégié de son propre accomplissement.

Au XIXe siècle¸ les deux perspectives – vieillesse sage et vieillesse méprisable – se côtoient. La question de la vieillesse commence à cette époque à prendre plus d’importance car la grande révolution démographique est en marche et les vieillards cessent d’être l’exception. Toutefois, que l’on stigmatise des souffrances de la vieillesse – comme Zola et Gogol – ou que l’on en valorise les vertus – comme Victor Hugo – il n’y a toujours qu’un discours plus théorique que vrai.

A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le débat prend de l’ampleur avec les économistes, malthusiens ou anti-malthusiens qui parlent de richesses et de famines et posent, en ouvrant la question de la réduction volontaire de la natalité, le problème de la capacité de la société à se nourrir elle-même. Celle-ci ne peut éviter la charge de ses vieillards, alors qu’il lui est possible d’intervenir sur le nombre des naissances.

 Aujourd’hui, la grande vieillesse ne relève ni de l’imaginaire, ni de l’épiphénomène. Comment notre société accueille-t-elle cette nouvelle réalité ?

Le problème le plus crucial n’est pas l’accroissement de la longévité, en tant que tel, qui ferait se succéder à la première vieillesse une seconde vieillesse, en gros après 80 ou 85 ans. L’écueil majeur vient de ce que la très grande vieillesse révèle brutalement le désaccord qui existe presque toujours – au terme des très longues existences – entre le souffle de la vie et les capacités du corps. La difficulté réside dans cette fracture inévitable entre corps et vie, lorsque celle-ci devient « dépendante ». Sous cette formule neutre se dissimule dans bien des cas une terrible détresse physique, mais aussi morale ; la perte de l’entourage et la solitude, la perte des facultés et la démence, la perte de décision et la soumission, la perte apparente de sens et le terrible destin d’une vieillesse-objet. On ne parle plus de sagesse, de pouvoir, ni même de dignité ou de respect, mais de contraintes, de charges, et plus cruellement d’utilité ou d’inutilité.

  La question du sens serait donc en panne ?

Je dirais même plus, elle est condamnée sans appel. Réduite à la souffrance, la vieillesse se trouve récusée. A quoi bon un très grand âge, pense-t-on, s’il n’est que celui de la décrépitude ? La religion de la santé et le culte du corps, nouvelles valeurs de la société occidentale, renvoient alors les maladies, le vieillissement et la vieillesse, au rang des injustices que le potentiel scientifique et technologique devrait permettre de combattre. La mort n’est-elle pas à son tour révoquée par ceux-là même qui ne peuvent plus voir le spectacle de la dernière vieillesse ? Les pleureuses professionnelles et les anciennes pompes funèbres ont disparu, la mort solennelle et majestueuse du vieillard dans son lit familial est remplacée par une mort solitaire sur un lit d’hôpital. Les derniers conseils que le vieillard laissait à sa descendance réunie autour du lit mortuaire ne sont même plus prodigués. Le grand vieillard achève sa vie à l’écart, sa disparition est discrète, un faire-part de quelques lignes remplace les affiches baroques que l’on placardait encore aux murs au début du siècle dernier…

  Vous êtes donc pessimiste sur la capacité de notre société à assumer la grande vieillesse ?

Pessimiste, non. Optimiste béat non plus. Vigilant plutôt, et déconcerté devant un discours public qui récuse notre capacité à trouver, à terme, de nouveaux équilibres économiques, sociaux et moraux pour rendre à la population des très vieux sa dignité éminente, et sa valeur authentique au grand âge. Oui, la vraie question est celle du sens de la grande vieillesse, et elle se pose comme jamais. Les auteurs de l’Antiquité, au fond, ne questionnaient guère les âges de l’homme, inscrits à la fois dans l’ordre divin et dans l’ordre naturel du monde. Avec l’entrée des civilisations occidentales dans la Renaissance, le regard de l’homme sur l’homme, enfin arraché au regard exclusif de Dieu, a subi un bouleversement profond. On peut légitimement se demander si notre époque n’est pas en train de vivre, depuis quelques années, un bouleversement de la même ampleur, en arrachant cette fois l’homme à la curiosité de l’homme, et en l’abandonnant à la toute puissance de la science. Mais je suis optimiste. Le combat est inégal. Entre la science et l’homme, l’homme gagne toujours. Nombreux sont aujourd’hui ceux qui exaltent les années gagnées sur la vie, mais sans s’interroger sur leur contenu ou sur leur qualité. Que faire de cette vie « gagnée » grâce aux progrès d’une médecine triomphante s’il s’agit d’entasser les vieillards dans des maisons de retraite où ils n’ont rien d’autre à vivre que d’attendre le lendemain ? N’est-ce pas un peu vain ? Si on réussit à laisser les vieillards chez eux, mais sans avoir rien à faire qu’à somnoler devant la télévision, le progrès n’est pas évident et n’est sans doute pas légitime. Mais il y a deux absents, dans ce débat. N’oublie-t-on pas d’abord le simple plaisir d’être ? Spécifique à tous les âges, ce plaisir peu exprimable concède par nature que la vieillesse achève la vie. Elle appartient pleinement au cycle naturel, annonçant une mort qui ne révolte pas. Temps de souffrance et de retrait, mais aussi temps profond et unique du regard porté sur soi-même, la vieillesse manque aux vies trop tôt interrompues. Et surtout, n’oublie-on pas d’interroger les intéressés eux-mêmes ? Il est frappant que le débat sur la vieillesse soit conduit par ceux qui ne sont pas vieux ou qui, tout au moins, ne sont pas entrés dans le dernier temps de la vie. C’est aux plus âgés eux-mêmes qu’il conviendrait de demander si leur monde  intérieur n’a pas pour eux plus de valeur que les fragilités ou la déchéance du corps. Si l’on s’accorde pour dire, avec Simone de Beauvoir, que « c’est le sens que les hommes accordent à leur existence, c’est leur système global de valeurs qui définit le sens et la valeur de la vieillesse », et non le fait de la vieillesse, force est de dire que le vieillard lui-même, homme ou femme, dépendant ou indépendant, est le seul à même de répondre réellement à la question du sens.