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MAI 2008
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SOIXANTE-DIX ANS APRES LA GRANDE TERREUR STALINIENNE
LES DERNIERS SECRETS DU
GOULAG
Entretien de Vincent
JAUVERT avec Anne APPLEBAUM, dossier Nouvel Observateur des 8-14.11.2007
Editorialiste au
« Washington Post » et historienne, Anne Applebaum a publié
« Goulag, une histoire » (Grasset 2005) Pour ce livre, qui a été
traduit dans de nombreuses langues, elle a obtenu le prix Pulizer du meilleur
essai.
C’est une gigantesque machine qui a broyé des
millions d’hommes et de femmes en Union soviétique. Pendant près de 30 ans,
l’appareil du goulag a réduit en esclavage, dans près de 500 camps de travail,
opposants politique mais surtout simples paysans ou ouvriers, raflés au hasard
et souvent morts d’épuisement. Comment fonctionnait le grand « hachoir à
viande », comme l’appelaient les détenus ? Que révèlent les archives
ouvertes récemment ? Que révèlent les archives ouvertes récemment ? A
l’heure où la Russie de Poutine tente de justifier la répression stalinienne,
Vincent Jauvert a interrogé l’historienne Anne Applebaum. Il a retrouvé les
rescapés de cet enfer qui racontent de l’intérieur le plus grand système
concentrationnaire du monde.
Le nouvel observateur.
Le système concentrationnaire du goulag est unique dans l’histoire par son ampleur et sa durée. Staline en est-il l’inventeur ?
Anne Applebaum
Les premiers camps apparaissent en Russie soviétique
quelques mois après la révolution. Dès l’été 1918, Lénine et Trotski décident
de faire interner des « ennemis de classe » dans des « camps de
concentration ». En fait, ils emploient le terme allemand de
Konzentrationslager, ou Kontslager, qui vient, semble-t-il, de la terminologie
employée au début du XXe siècle en Afrique du Sud. La Tcheka, la police
politique, est chargée d’y enfermer « des représentants importants de
la bourgeoisie, des industriels, des marchands, des prêtres contre
révolutionnaires et des officiers antisoviétiques ». Fin 1919, on
compte déjà 21 camps, un an plus tard, 107. Mais il ne s’agit là que des
balbutiements de ce qui sera, finalement , le vrai goulag.
N.O.
Que voulez-vous dire ?
Les premiers camps ne sont que des instruments de
répression politique. On y punit, isole et parfois fusille les « contre-révolutionnaires ».
Staline, lui, va assigner à ces Kontslager un autre objectif, à la fois plus
terrible et plus ambitieux : transformer ces camps en d’inépuisables
réservoirs de main-d’œuvre forcée.
N. O.
Comment l’idée lui est-elle venue ?
A. Applebaum
Par un personnage étrange , appelé Nephtali Frenkel.
On sait peu de chose sur lui, si ce n’est qu’il était originaire de Haïfa, en
Palestine. Il est arrêté en 1923 pour marché noir puis envoyé au célèbre camp
des îles Solovetski, dans la mer Blanche. Et figurez-vous qu’il en devient très
vite... le commandant. Car il réussit à faire croire à Moscou qu’il est capable
de gérer un Kontslager comme une entreprise, qu’il peut le transformer en une
affaire dynamique et rentable. Comment ? En imposant aux détenus une règle
atroce : vous manger en fonction de ce que vous travaillez. Il calcule les
rations de nourriture, du pain essentiellement, au prorata de la besogne
accomplie. Autrement dit, il remplace le knout (le fouet utilisé dans la
Russie impériale pour flageller les criminels) par la faim.
Staline est fasciné par cette méthode
« rationnelle » qu’il juge infaillible. Du coup, il va placer
l’esclavage d’état au cœur de sa politique économique. En 1929, il lance son
célèbre plan quinquennal, celui de l’industrialisation à marche forcée, et dans
la foulée, il crée la « direction centrale des camps » dont
l’acronyme russe est « GU Lag ».
N. O.
Pourquoi les principaux camps de travail sont –ils
ouverts dans les régions particulièrement inhospitalières ?
A. Applebaum
Pour accomplir le plan frénétique de Staline, on a
besoin d’énormes quantités de charbon, de gaz, de bois, d’or aussi pour acheter
les machines-outils à l’étranger. Or ces matériaux se trouvent essentiellement
en Sibérie et dans le Grand Nord, là où personne ne veut aller. On décide donc
d’y expédier des détenus. Dans les archives récemment ouvertes, on trouve une
déclaration du patron de la police politique de l’époque, Guenrikh Iagoda, qui
dit devant des pontes du Parti : « Nous avons beaucoup de mal à
attirer des travailleurs dans le Nord. Si nous y envoyons des milliers de
prisonniers, nous pourrons en exploiter les ressources. » Mais il n’y
a pas que les matières premières.
Au goulag, qui demeurera au cœur de la planification
soviétique jusqu’au milieu des années 1950, on produira de tout : des
jouets pour enfants, des avions de guerre ou des boîtes de conserve…
N.O.
Combien y aura-t-il de camps au total ?
A. Applebaum
On ne connaît que le nombre « d’ensembles concentrationnaires » : au début des années 1950, au pic de l’activité du goulag, ils étaient 460 ! Mais sachant que certains de ces complexes comptaient des dizaines voire des centaines de petits camps de travail- dont certains étaient temporaires : construction de routes, de villes… -, il faudrait probablement parler de plusieurs milliers. Combien exactement ? On ne le saura sans doute jamais.
N. O.
Combien d’hommes seront envoyés au goulag ?
A. Applebaum
18 millions de 1930 à 1953, selon les archives du
NKVD (l’ancêtre du KGB) qui tenait une comptabilité précise et, bien
entendu, secrète des détenus. Malgré ce que l’on croit d’ordinaire, ce n’est
pas en 1937-38, au moment de la Grande Terreur, que le nombre a été le plus
élevé, mais au début des années 1950. Le record est atteint en 1951 avec 2,5
millions de « zeks » (mot inventé à partir de l’acronyme z/k qui
voulait dire « détenu/canal » et qui a été institué au moment du
gigantesque chantier du canal de la mer Blanche).
N. O.
Qui étaient ces millions de
« zeks » ?
A. Applebaum
La population du goulag a beaucoup évolué au fil des
décennies. Dans les années 1930, la grande masse était composée de paysans
réfractaires à la collectivisation ou réputés tels, de prétendus koulaks (des
paysans enrichis) et d’ouvriers accusés de sabotage. Ce furent eux les premiers
esclaves de Staline. L’immense majorité n’avait rien à se reprocher. Ils ont
été condamnés parce qu’il fallait des boucs émissaires aux ratés du système –
et des bras pour le plan quinquennal.
N. O.
N’y avait-il pas aussi les victimes des fameuses
purges : des intellectuels, des militaires, des membres du Parti devenus
« ennemis du peuple » ?
A. Applebaum
Si, bien sûr. Mais ces « purgés » ne
représentent qu’une petite minorité de la population des camps. On a surévalué
leur importance parce que ce sont eux, les lettrés, qui ont écrit leurs
Mémoires. Il apparaît clairement dans les archives que quantitativement ils
n’étaient pas importants. Après guerre, les paysans et les ouvriers,
massivement libérés et envoyés au front après l’invasion allemande, ont été
remplacés par d’autres détenus, plus nombreux encore. Il y a eu d’une part les
soldats de l’Armée rouge qui avaient été faits prisonniers par les Allemands et
que, de ce simple fait, on considérait comme des espions. D’autre part sont
arrivés les « nationaux », Ukrainiens ou Baltes, que l’on a condamné
à tort le plus souvent, pour avoir collaboré avec les nazis dans les
territoires occupés par la Wehrmacht.
N. O.
Cette arrivée massive des « nationaux »
a-t-elle changé la vie dans les camps ?
A. Applebaum
Radicalement. Jusque là les droit-commun imposaient
leur loi dans les baraques, avec l’assentiment de l’administration. Or, très
vite, les Ukrainiens et les Baltes, bien organisés, ont pris le dessus, et ce
furent eux les nouveaux « patrons ».
N. O.
Combien de détenus sont morts en camp ?
A. Applebaum
Disons que le goulag ne faisait pas partie d’une entreprise d’extermination comme les camps de la mort nazis. Pour tuer, et Dieu sait qu’elle a tué (800 000 personnes ont été exécutées durant la Grande Terreur de 1937-1938), la police secrète soviétique procédait à des exécutions à la mitrailleuse, le plus souvent en forêt.. Des exécutions de masse, il y en a eu au goulag, mais « que » 350 000. Il apparaît bien dans les documents de l’époque que l’on envoyait certains détenus politiques dans les pires camps du Nord parce qu’on savait que là-bas le taux de mortalité dépassait 60% et que donc ils avaient très peu de chances d’en revenir vivants. Néanmoins, encore une fois, l’objectif principal du gouvernement n’était pas de tuer mais de faire tourner l’économie soviétique.
N. O.
Reste qu’il y a eu beaucoup de morts dans ce goulag que les détenus appelaient « le hachoir à viande »…
A. Applebaum
Bien sûr. Des morts de faim, surtout, de maladie
aussi, du scorbut, de la tuberculose, des morts d’épuisement et de désespoir.
Des morts de mauvais traitements aussi. En fait beaucoup ont péri de sauvagerie
gratuite. Et le plus atroce c’est que la brutalité et la cruauté n’étaient même
pas exigées par les autorités. Au contraire, les archives montrent que les
inspecteurs venus de Moscou se plaignaient régulièrement de l’état délabré des
prisonniers. Ce n’était pas de la compassion, mais de l’intérêt économique bien
compris. Cela dit, certains commandants de camp, une minorité, traitaient
correctement leurs détenus. Il y en a plusieurs preuves dans les témoignages
d’anciens zeks et dans les archives. Alors combien de morts ? 1,6 million,
de 1930 à 1953, selon les archives du NKVD. Mais ce chiffre est largement
sous-évalué. Il ne tient pas compte des décès très nombreux, durant les
transferts. Il néglige aussi le fait que, pour faire baisser le taux de
mortalité dans leur camp, les commandants libéraient souvent les détenus à
l’article de la mort.
N. O.
Pourquoi ferme-t-on le goulag au milieu des années
1950 ?
A. Applebaum
Pour deux raisons. D’abord, Beria, le bras droit de
Staline, comprend que ce gigantesque complexe industriel concentrationnaire est
un gouffre financier. Il a bien essayé d’en modifier l’organisation,
d’améliorer les conditions de vie. Mais rien n’y fait : tous les rapports
du NKVD le montrent, les camps coûtent plus cher qu’ils ne rapportent. Il y a
une autre raison : les rébellions qui se multiplient après la mort de
Staline – des révoltes qui menacent tout le système. Si bien que, très vite
après la disparition du tsar rouge, on multiplie les amnisties et on ferme les
camps. Le goulag sera totalement démantelé en 1960.
N. O.
Mais on continuera d’expédier des prisonniers
politiques en camps de travail.
A. Applebaum
Evidemment. Leur nombre atteint encore 10 000 en 1970. La plupart sont envoyés soit en Mordovie, au sud de Moscou, soit à Perm, dans l’Oural. Il s’agit toujours de travail forcé, mais les conditions y sont bien meilleures et l’activité des camps n’est plus au centre de l’économie soviétique. Tout prendra fin en 1986-1987, quand Mikhaïl Gorbatchev amnistiera les derniers prisonniers politiques.
N. O.
Sait-on tout aujourd’hui du goulag ?
A. Applebaum
Non, pas tout, mais l’essentiel. Ce savoir est
récent. Pendant la guerre froide, le sujet était méconnu, controversé. Des
légendes circulaient, alimentées par la propagande, de part et d’autre. On ne
pouvait se fier qu’aux témoignages d’anciens détenus, dont bien sûr, les œuvres
immenses de Soljenitsyne et de Chalamov. Tout a changé au cours des années
1990. Les principales archives du Goulag ont été ouvertes. On a donc eu accès à
une masse considérable de documents : la correspondance entre les
commandants des camps et le Kremlin, les comptes financiers, les rapports –
étonnamment précis - des inspecteurs du
KGB… Ce qui reste toujours fermé aujourd’hui, ce sont les dossiers individuels,
auxquels les victimes ou leurs familles ont en général accès, mais pas les
historiens.
N. O.
Récemment, Vladimir Poutine a fait écrire les livres d’histoire destinés aux enfants des écoles. On peut y lire désormais que la répression stalinienne a été terrible mais nécessaire à la modernisation de l’Union Soviétique. Qu’en pensez-vous ?
A. Applebaum
On ne peut pas justifier les horreurs du stalinisme
– le goulag en particulier. En aucune manière ! Ceux qui tentent de le
faire aujourd’hui ont évidemment des arrière-pensées politiques. Je vous laisse
deviner lesquelles.
1918 Premiers
décrets sur les « camps de concentration ».
1919 La
Tcheka a le droit d’interner tout ennemi de la révolution.
1923 Les
îles Solovetski sont placées sous l’autorité de la police politique.
1930 Création
de la Direction Générale des Camps, Goulag.
1931 Premier
chantier modèle : le canal de la mer blanche.
1932-1935 Multiplication des
gigantesques camps-chantiers..
1941 Envoi
de détenus au front.
1948 Création
des camps « spéciaux » pour politiques.
1953 Mort
de staline, suivie d’une grande amnistie.
1953-1954 Grandes
grèves dans les camps de Norilsk et de Vorkouta.
1960 Suppression
du Goulag
1937 : LE GRAND MASSACRE COMMENCE
Ce passé qui ne passe pas, car cette année la
Russie célèbre un tragique anniversaire : celui de la Grande Terreur qui
s’est déchaînée en URSS il y a soixante-dix ans. En quatorze mois, d’août 1937
à novembre 1938, Staline a fait arrêter 1,7 million de personnes parmi
lesquelles 800 000 seront exécutées ; les autres seront envoyées au
goulag.
Les victimes étaient des groupes entiers dont Staline se méfiait : tous
les Soviétiques ayant eu des rapports avec l’Allemagne et la Pologne, les
minorités nationales vivant en Russie (Baltes, Roumains…), les « gens du
passé » (religieux, aristocrates, officiers tsaristes…), une grande partie
de l’élite communiste… Tout avait été planifié en secret. Au début de l’année
1937, les chefs régionaux de la police politique sont convoqués à Moscou.. On
leur enjoint de trouver des zones d’exécution de masse et de préparer des
fosses communes. Ensuite on leur fixe des quotas de population à tuer ou à
envoyer en camps. Pour plaire au maître du klemlin, montrer qu’ils sont
d’ardents bolcheviques, les patrons du NKVD locaux font du zèle. Ils demandent
régulièrement que leurs quotas soient augmentés.
A l’été 1938, Staline comprend que la Terreur
désorganise dangereusement le pays, qu’il est temps de mettre un terme au
carnage.
Les rescapés témoignent
« C’était l’enfer sur terre »
« J’ai survécu par miracle »
Youri Fidelgolts, 80 ans
En 1948, j’avais 20 ans et je venais d’obtenir mon
diplôme d’ingénieur à Moscou. Avec une bande de copains, nous parlions de tout,
de littérature, de philosophie, de cinéma, nous n’étions pas des dissidents,
seulement des « libres-penseurs », comme nous disions. C’était déjà beaucoup trop pour la police
politique. Alors comme ils avaient besoin de main d’œuvres, ils m’ont condamné
pour « agitation antisoviétique » (le célèbre article 58) à
dix ans de camp et cinq ans de relégation.
Je me suis retrouvé au camp Ozerlag, à Bratsk, près
du lac Baïkal. C’est là que des esclaves comme moi construisaient la plus
grande centrale électrique du monde. J’y ai tout fait : l’abattage des
bois, les travaux de terrassement, la réparation des routes… Comme j’étais un
gars de la ville, faible, je ne respectais jamais les normes. Du coup on ne me
donnait que 300 grammes de pain par jour. Je crevais de faim.
Ozerlag, c’était l’enfer sur terre. Personne ne
m’aidait. Les gens des républiques baltes se soutenaient, eux. Pas les Russes.
Il fallait que je me débrouille seul, absolument seul. C’était chacun pour soi.
Mes instincts les plus primaires m’ont permis de survivre. J’ai appris à me
battre, comme un animal, pour tout, un bout de pain, des morceaux dans la
soupe, pour ne pas être volé…
Beaucoup de droit-commun avaient leurs
« épouses » dans le camp, des hommes qui acceptaient d’être leur jouet
sexuel. Tout le monde méprisait ces prostitués. Non parce qu’ils vendaient leur
corps, mais parce que, protégés par les truands, ils n’étaient pas obligés de
travailler dehors, dans le froid.
Il y avait pire que ce camp-là. En 1951, on m’a
envoyé à Kolyma, à Ust-Nera, une usine qui produisait du tungstène, un métal
destiné à l’aviation et à l’armement. Les conditions de travail étaient
atroces. Le minerai arrivait en bloc, que des machines écrasaient. Il y avait
une poussière effrayante. Les « zeks » [détenus] qui
s’occupaient des broyeuses mouraient très vite : 8 sur 10 en quelques
mois ! J’ai eu de la chance : on m’a mis en bout de chaîne, au tamis.
C’était plus facile, sauf quand il fallait aller chercher des éclats de minerai
dans un immense tas de sable : beaucoup s’y enlisaient et mouraient
asphyxiés. Je ne sais par quel miracle j’ai survécu.
Mon calvaire s’est achevé à ma libération en février
1956. Depuis je fais des cauchemars, chaque nuit.
« Je suis née dans un camp »
Tatiana Nikolskaïa, 66 ans
Je suis née au camp d’Aljir, au Kazakstan, en avril
1941. C’était un gigantesque camp pour femmes. Elles étaient 4 500, toutes des
épouses « d’ennemis du peuple ». Leur seul tort était de s’être
mariée à un « traître ». Ma mère y avait été envoyée en 1937 ?
après que son mari, un grand scientifique, avait été fusillé.
A Aljir, elle a rencontré un autre homme, détenu
comme elle, et, bien que les relations sexuelles entre « zeks »
fussent interdites, ma mère est tombée enceinte. Qui était mon père ? Elle
ne m’en a jamais rien dit. Elle n’a jamais voulu me raconter leur histoire,
pour me protéger sans doute. Les femmes enceintes bénéficiaient d’un régime
allégé. Elles travaillaient dans des bureaux par exemple. Certaines faisaient
donc tout pour attendre un enfant. Les nouveaux nés étaient mis dans des
baraques à part. La première année, leurs mères ne pouvaient les voir que
quelques minutes par jour pour les allaiter. Ensuite, ils étaient souvent
envoyés en orphelinat. Moi, on m’a laissée avec ma mère pendant cinq ans,
jusqu’à ce qu’elle soit libérée. Je partageais sa couche en bois. Je me
souviens que j’avais tout le temps froid et faim et que j’essayais de voler du
pain. Ma mère voulait me laver régulièrement. Elle se battait pour avoir un
bout de savon. Nous sommes sorties en 1945 et avons été réhabilitées en 1956.
Mais de quoi, au juste, avions-nous été coupables auparavant ?