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 Janvier 2010

 

PROPOS SUR LE BONHEUR

 

ALAIN

 

Editions Gallimard, 1928, Collection Idées

 

Extraits par Henri Charcosset

 

Introduction

 

Odette Charcosset, mon épouse, est décédée en 1990, des suites d’un cancer de durée environ un an. Elle n’aura pas vu naître ses petits-enfants entre 1993 et 1999.

Les derniers temps de sa vie, son attention s’était sélectivement portée sur cet ouvrage, soulignant telles et telles phrases, marquant des pages pour y revenir.

L’ouvrage comprend 93 articles courts. J’en ai arbitrairement choisi trois : « La danse des poignards », « Le culte des morts », « Devoir d’être heureux ».

Je rajoute des propos que j’ai relevés ici et là, et enfin une courte biographie d’Alain.

Henri Charcosset, 15.11.2009

 

La danse des poignards

 

Chacun connaît la force d’âme des stoïciens. Ils raisonnaient sur les passions, haine, jalousie, crainte, désespoir et ils arrivaient ainsi à les tenir en bride, comme un bon cocher tient ses chevaux.

Un de leurs raisonnements qui m’a toujours plu et qui m’a été utile plus d’une fois, est celui qu’ils font sur le passé et l’avenir. « Nous n’avons, disent-ils, que le présent à supporter. Ni le passé, ni l’avenir ne peuvent nous accabler, puisque l’un n’existe plus et que l’autre n’existe pas encore. »

C’est pourtant vrai. Le passé et l’avenir n’existent que lorsque nous y pensons ; ce sont des opinions, non des faits. Nous nous donnons bien du mal pour fabriquer nos regrets et nos craintes. J’ai vu un équilibriste qui ajustait une quantité de poignards les uns sur les autres ; cela faisait une espèce d’arbre effrayant qu’il tenait en équilibre sur son front. C’est ainsi que nous ajustons et portons nos regrets et nos craintes en imprudents artistes. Au lieu de porter une minute, nous portons une heure ; au lieu de porter une heure, nous portons une journée, dix journées, des mois, des années. L’un, qui a mal à la jambe, pense qu’il souffrait hier, qu’il a souffert déjà autrefois, qu’il souffrira demain ; il gémit sur sa vie tout entière. Il est évident qu’ici la sagesse ne peut pas beaucoup; car on ne peut pas toujours supprimer la douleur présente. Mais s’il s’agit d’une douleur morale, qu’en restera-t-il si l’on se guérit de regretter et de prévoir ?

Cet amoureux maltraité, qui se tortille sur son lit au lieu de dormir, et qui médite des vengeances corses, que resterait-il de son chagrin s’il ne pensait ni au passé, ni à l’avenir ? Cet ambitieux, mordu au coeur par un échec, où va-t-il chercher sa douleur, sinon dans un passé qu’il ressuscite et dans un avenir qu’il invente ? On croit voir le Sisyphe de la légende qui soulève son rocher et renouvelle ainsi son supplice.

Je dirais à tous ceux qui se torturent ainsi : pense au présent ; pense à ta vie qui se continue de minute en minute ; chaque minute vient après l’autre ; il est donc possible de vivre comme tu vis, puisque tu vis. Mais l’avenir m’effraie, dis-tu. Tu parles de ce que tu ignores. Les événements ne sont jamais ceux que nous attendions ; et quant à ta peine présente, justement parce qu’elle est très vive, tu peux être sûr qu’elle diminuera. Tout change, tout passe. Cette maxime nous a attristés assez souvent ; c’est bien le moins qu’elle nous console quelquefois.

 

17 avril 1908

 

Le culte des morts

 

Le culte des morts est une belle coutume ; et la fête des morts est placée comme il faut, au moment où il devient visible, par des signes assez clairs, que le soleil nous abandonne. Ces fleurs séchées, ces feuilles jaunes et rouges sur lesquelles on marche, les nuits longues, et les jours paresseux qui semblent des soirs, tout cela fait penser à la fatigue, au repos, au sommeil, au passé. La fin d’une année est comme la fin d’une journée et comme la fin d’une vie ; comme l’avenir n’offre alors que nuit et sommeil, naturellement la pensée revient sur ce qui a été fait et devient historienne. Il y a ainsi harmonie entre les coutumes, te temps qu’il fait et le cours de nos pensées. Aussi plus d’un homme, en cette saison, va évoquer les ombres et leur parler.

Mais comment les évoquer ? Comment leur plaire ? Ulysse leur donnait à manger ; nous leur portons des fleurs ; mais toutes les offrandes ne sont que pour tourner nos pensées vers eux et mettre la conversation en train. Il est assez clair que c’est la pensée des morts que l’on veut évoquer et non leur corps ; et il est clair que c’est en nous-mêmes que leur pensée dort. Cela n’empêche point que les fleurs, les couronnes et les tombes fleuries aient un sens. Comme nous ne pensons pas comme nous voulons, et que le cours de nos pensées dépend principalement de ce que nous voyons, entendons et touchons, il est très raisonnable de se donner certains  spectacles, afin de se donner en même temps les rêveries qui y sont comme attachées. Voilà en quoi les rites religieux ont une valeur. Mais ils ne sont que moyen; ils ne sont pas fin ; il ne faut donc pas aller faire visite aux morts comme d’autres entendent la messe ou disent leur chapelet.

Les morts ne sont pas morts, c’est assez clair puisque nous vivons. Les morts pensent, parlent et agissent ; ils peuvent conseiller, vouloir, approuver, blâmer ; tout cela est vrai ; mais il faut l’entendre. Tout cela est en nous ; tout cela est bien vivant en nous.

Alors, direz-vous, nous ne pouvons oublier les morts ; et il est inutile de penser à eux ; penser à soi, c’est penser à eux. Oui, mais il est assez ordinaire que l’on ne pense guère à soi, vraiment à soi, sérieusement à soi. Nous sommes trop faibles et trop inconstants à nos propres yeux ; nous sommes trop près de nous ; il n’est pas  facile de trouver une bonne perspective de soi, qui laisse tout en vraie proportion. Quel est donc l’ami de la justice qui pense continuellement à la justice qu’il veut ? Au contraire nous voyons les morts selon leur vérité, par cette piété qui oublie les petites choses ; et leur puissance de conseiller, qui est le plus grand fait humain peut-être, vient de ce qu’ils n’existent plus ; car exister c’est répondre aux chocs du monde environnant ; c’est, plus d’une fois par jour, et plus d’une fois par heure, oublier ce qu’on a juré d’être. Aussi cela est plein de sens de se demander ce que les morts veulent. Et regardez bien, écoutez bien ; les morts veulent vivre ; ils veulent vivre en vous, ils veulent que votre vie développe richement ce qu’ils ont voulu. Ainsi les tombeaux nous renvoient à la vie. Ainsi notre pensée bondit joyeusement par-dessus le prochain hiver, jusqu’au prochain printemps et jusqu’aux premières feuilles. J’ai regardé hier une tige de lilas dont les feuilles allaient tomber, et j’y ai vu des bourgeons.

 

8 novembre 1907

 

 

Devoir d’être heureux

 

Il n’est pas difficile d’être malheureux ou mécontent ; il suffit de s’asseoir, comme fait un prince qui attend qu’on l’amuse ; ce regard qui guette et pèse le bonheur comme une denrée jette sur toutes choses la couleur de l’ennui ; non sans majesté, car il y a une sorte de puissance à mépriser toutes les offrandes ; mais j’y vois aussi une impatience et une colère à l’égard des ouvriers ingénieux qui font du bonheur avec peu de chose, comme les enfants font des jardins. Je fuis. L’expérience m’a fait voir assez que l’on ne peut distraire ceux qui s’ennuient d’eux-mêmes.

Au contraire, le bonheur est beau à voir ; c’est le plus beau spectacle. Quoi de plus beau qu’un enfant ? Mais aussi il se met tout à ses jeux ; il n’attend pas que l’on joue pour lui. Il est vrai que l’enfant boudeur nous offre aussi l’autre visage, celui qui refuse toute joie ; et heureusement l’enfance oublie vite, mais chacun a pu connaître de grands enfants qui n’ont point cessé de bouder. Que leurs raisons soient fortes, je le sais ; il est toujours difficile d’être heureux ; c’est un combat contre beaucoup  d’événements et contre beaucoup d’hommes ; il se peut que l’on y soit vaincu ; il y a sans doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que l’apprenti stoïcien ; mais c’est le devoir le plus clair peut-être de ne point se dire vaincu avant d’avoir lutté de toutes ses forces. Et surtout, ce qui me parait évident, c’est qu’il est impossible que l’on soit heureux si l’on ne veut pas l’être ; il faut donc vouloir son bonheur et le faire.

Ce que l’on n’a point assez dit, c’est que c’est un devoir aussi envers les autres que d’être heureux. On dit bien qu’il n’y a d’aimé que celui qui est heureux ; mais on oublie que cette récompense est juste et méritée ; car le malheur, l’ennui et le désespoir sont dans l’air que nous respirons tous ; aussi nous devons reconnaissance et couronne d’athlète à ceux qui digèrent les miasmes, et purifient en quelque sorte la commune vie par leur énergique exemple. Aussi n’y a-t-il rien de plus profond dans l’amour que le serment d’être heureux. Quoi de plus difficile à surmonter que l’ennui, la tristesse ou le malheur de ceux que l’on aime ? Tout homme et toute femme devraient penser continuellement à ceci que le bonheur, j’entends celui que l’on conquiert pour soi, est l’offrande la plus belle et la plus généreuse.

J’irais même jusqu’à proposer quelque couronne civique pour récompenser les hommes qui auraient pris le parti d’être heureux. Car, selon mon opinion, tous ces cadavres, et toutes ces ruines, et ces folles dépenses, et ces offensives de précaution, sont l’oeuvre d’hommes qui n’ont jamais su être heureux et qui ne peuvent supporter ceux qui essaient de l’être. Quand j’étais enfant, j’appartenais à l’espèce des poids lourds, difficiles à vaincre, difficiles à remuer, lents à s’émouvoir. Aussi il arrivait souvent que quelque poids léger, maigre de tristesse et d’ennui, s’amusait à me tirer les cheveux, à me pincer, et avec cela se moquant, jusqu’à un coup de poing sans mesure qu’il recevait et qui terminait tout. Maintenant, quand je reconnais quelque gnome qui annonce les guerres et les prépare, je n’examine jamais ses raisons, étant assez instruit sur ces malfaisants génies qui ne peuvent supporter que l’on soit tranquille. Ainsi la tranquille France, comme la tranquille Allemagne, sont à mes yeux des enfants robustes, tourmentés et mis enfin hors d’eux-mêmes par une poignée de méchants gamins.

 

16 mars 1923

 

Note : 1923... On était en plein dans l’entre-deux Guerres, celle de 1914-1918 et celle de 1939-1945.

 

 

Quelques extraits de « Propos sur le bonheur » d’Alain

 

Henri Charcosset

 

Tout événement a deux aspects, toujours accablant si l’on veut, toujours réconfortant et consolant si l’on veut ; et l’effort qu’on fait pour être heureux n’est jamais perdu... Et il y a plus de volonté qu’on ne croit dans le bonheur.

 

Tant que l’on est occupé, on n’y pense point ; mais dès qu’on a le temps d’y penser, et que l’on y pense avec application, les petites raisons viennent en foule, et vous croyez qu’elles sont causes alors qu’elles sont effets. Un esprit subtil trouve toujours assez de raisons d’être triste s’il est triste, assez de raisons d’être gai s’il est gai.

 

L’homme n’a de ressource que dans sa propre volonté... J’aime un garçon qui réfléchit en surmontant, et qui, au tournant mal pris, dit d’abord : « C’est ma faute », et cherche sa propre faute et se bourre cordialement les côtes. Mais que faire de l’automate à forme humaine qui cherche toujours excuse dans les choses et les gens autour ?

 

Mieux on remplit sa vie, moins on craint de la perdre.

 

Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une point de douleur, qui nous éveille à nous-mêmes

 

Un caractère fort est celui qui se dit à lui-même où il en est, quels sont les faits, quel est au juste l’irréparable, et qui part de là vers l’avenir. Mais ce n’est pas facile et il faut s’y exercer.

 

Plus l’existence est difficile, mieux on supporte les peines et mieux on jouit des plaisirs... Celui qui met toute son attention sur un acte assez difficile, celui-là est parfaitement heureux.

 

Un des secrets du bonheur est d’être indifférent à sa propre humeur ; ainsi méprisée, l’homme retombe dans la vie animale, comme un chien rentre dans sa niche.

 

Un homme n’a guère d’autres ennuis que lui-même. Il est toujours à lui-même son plus grand ennemi, par ses faux jugements, par ses vaines craintes, par son désespoir, par les discours déprimants qu’il se tient à lui-même.

 

Si j’avais, par aventure, à écrire un traité de morale, je mettrais la bonne humeur au premier rang des devoirs.

 

Etre bon avec les autres et avec soi. Les aider à vivre, s’aider soi-même à vivre ; voilà la vraie charité. La bonté est joie. L’amour est joie.

 

Je donnerais comme règle d’hygiène : « N’aie jamais deux fois la même pensée »... Changer d’idées, ce n’est pas difficile si l’on y est entraîné.

 

L’homme content, s’il est seul, oublie bientôt qu’il est content, toute sa joie est bientôt endormie ; il en arrive à une espèce de stupidité et presque d’insensibilité. Le sentiment intérieur a besoin de mouvements extérieurs...

Plus on sort de soi-même et plus on est soi-même, mieux, ainsi on se sent vivre.

 

Biographie d'Alain( 1868-1951)

http://atheisme.free.fr/Biographies/Alain.htm

 

Philosophe et journaliste, fils d'un vétérinaire, Emile-Auguste Chartier, dit Alain, est avant tout un professeur. Après l'Ecole Normale Supérieure, il est reçu à l'agrégation de philosophie, puis est nommé professeur successivement à Pontivy, Lorient, Rouen et à Paris (lycée Condorcet, puis au lycée Michelet). A partir de 1903, il publie dans la Dépêche de Rouen, sous la signature d'Alain, les "Propos du dimanche", puis les "Propos du lundi" sous forme de chroniques hebdomadaires. Devenu professeur de Khâgne au lycée Henri IV en 1909, il exerce une influence profonde sur ses élèves (Raymond Aron, Simone Weil, Georges Canguilhem...).

A l'approche de la guerre, Alain milite pour le pacifisme. Lorsque celle-ci est déclarée, sans renier ses idées, et bien que non mobilisable, il s'engage pour satisfaire ses devoirs de citoyen. Brigadier de l'artillerie, il est démobilisé en 1917 avec un pied broyé. Ayant vu de près les atrocités de la Grande Guerre, il publie en 1921 son célèbre pamphlet "Mars ou la guerre jugée". Sur le plan politique, il s’engage aux côtés du mouvement radical en faveur d'une république libérale strictement contrôlée par le peuple. Jusqu'à la fin des années 30, son oeuvre sera guidée par la lutte pour le pacifisme et contre la montée des fascismes. En 1936, une attaque cérébrale le condamne au fauteuil roulant.

Alain met au point à partir de 1906 le genre littéraire qui le caractérise, les "Propos". Ce sont de courts articles, inspirés par des événements de la vie de tous les jours, au style concis et aux formules séduisantes, qui couvrent presque tous les domaines. Cette forme appréciée du grand public a cependant pu détourner certains critiques d'une étude approfondie de son oeuvre philosophique. Ses maîtres à penser furent Platon, Descartes, Kant et Auguste Comte. Le but de sa philosophie est d'apprendre à réfléchir et à penser rationnellement en évitant les préjugés. Humaniste cartésien, il est un "éveilleur d'esprit", passionné de liberté, qui ne propose pas un système ou une école philosophique mais apprend à se méfier des idées toutes faites. Pour lui, la capacité de jugement que donne la perception doit être en prise directe avec la réalité du monde et non bâtie à partir d'un système théorique.

Alain perd la foi au collège sans en ressentir de crise spirituelle. Bien qu'il ne croie pas en Dieu et soit anticlérical, il respecte l'esprit de la religion. Il est même attiré par les phénomènes religieux qu'il analyse avec beaucoup de pertinence. Dans "Propos sur la religion" et "Propos sur le bonheur" on sent transparaître, un peu comme chez Auguste Comte, une certaine fascination pour l'Evangile dans lequel il voit un beau poème et pour le catholicisme qu'il perçoit, en en reprenant l'étymologie, comme un "accord universel".