Article entré sur site en Juin 2016
PREVENONS
L'ECLOSION DU FANATISME
DES L'ECOLE
*Edgar MORIN
Le Monde du 07 Février 2016
Note : Edgar Morin
sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Edgar_Morin
Nul ne naît fanatique, rappelle
Edgar Morin. Pour empêcher le basculement dans la radicalité, l'enseignement
devrait agir sans relâche à délivrer la connaissance, et à repérer les
illusions.
Par Edgar MORIN
La première déclaration de l'Unesco a sa fondation avait indiqué que la guerre se trouve d'abord
dans l'esprit, et l'Unesco a voulu promouvoir une éducation pour la paix. Mais
en fait il ne peut être que banal d'enseigner que paix vaut mieux que guerre,
ce qui est évident dans les temps paisibles.
Le problème se pose quand l'esprit de
guerre submerge les mentalités. Eduquer à la paix signifie donc de lutter pour
résister à l'esprit de guerre. Cela
dit, en temps même de paix peut se développer une forme extrême de
l'esprit de guerre, qui est le fanatisme. Celui-ci porte en lui la certitude de
vérité absolue, la conviction d'agir
pour la plus juste cause, et la volonté de détruire comme ennemis ceux qui
s'opposent à lui, ainsi que ceux qui font partie d'une communauté jugée
perverse ou néfaste, voire les incrédules (réputés impies). Nous avons pu constater, dans
l'histoire des sociétés humaines, de multiples irruptions et manifestations de
fanatismes religieux, nationalistes, idéologiques. Ma propre vie a pu faire
l'expérience des fanatismes nazis et des fanatismes staliniens. Nous pouvons
nous souvenir des fanatismes maoïstes, et de ceux des petits groupes qui, dans
nos pays européens, en pleine paix, ont perpétré des attentats visant non seulement
des personnes jugées responsables des maux de la société, mais aussi
indistinctement des civils ; Fraction armée rouge (la bande à Baader) en
Allemagne, Brigades noires et Brigades rouges en Italie, indépendantistes
basques en Espagne. Le mot de terrorisme est à chaque fois employé pour dénoncer
ces agissements tueurs, mais il ne témoigne que de notre terreur et nullement
de ce qui meut les auteurs d'attentats.
UNE
STRUCTURE MENTALE COMMUNE
Et surtout,
si diverses soient les causes auxquelles se vouent les fanatiques, le fanatisme
a partout et toujours une structure mentale commune. C'est pourquoi je
préconise depuis vingt ans d'introduire dans nos écoles, dès la fin du primaire
et dans le secondaire, l'enseignement de ce qu'est la connaissance, c'est-à-dire
aussi l'enseignement de ce qui provoque ses erreurs, ses illusions, ses
perversions. Car la possibilité d'erreur et d'illusions est dans la nature même
de la connaissance.
La connaissance première, qui est perceptive, est toujours une traduction en
code binaire dans nos réseaux nerveux des stimuli sur nos terminaux sensoriels,
puis une reconstruction cérébrale. Les mots sont des traductions en
langage, les idées sont des
reconstructions en systèmes.
Or, comment devient-on fanatique,
c'est-à-dire enfermé dans un système clos et illusoire de perceptions et
d'idées sur le monde extérieur et sur soi-même? Nul ne naît fanatique. Il peut le
devenir progressivement, s'il s'enferme dans des modes pervers ou illusoires de
connaissance. Il en est trois qui sont indispensables à la formation de tout
fanatisme : le réductionnisme, le manichéisme, la réification. Et
l'enseignement devrait agir sans relâche pour les énoncer, les dénoncer, et les
déraciner. Car déraciner est préventif, alors que déradicaliser vient trop
tard, lorsque le fanatisme est consolidé. La réduction est cette propension de
l'esprit à croire connaître un tout à partir de la connaissance d'une partie.
Ainsi, dans les relations humaines
superficielles, on croit connaître une personne à son apparence, à quelques
informations, ou à un trait de caractère qu'elle a manifesté en notre présence.
Là où entrent en jeu la crainte ou l'antipathie, on réduit cette personne au
pire d'elle-même, ou au contraire, là où entrent en jeu sympathie ou amour, on
la réduit au meilleur d'elle-même. Or la réduction de ce qui est nôtre en son
meilleur et ce qui est l'autre en son pire est un trait typique de l'esprit de
guerre, et il conduit au fanatisme. La réduction est ainsi un chemin commun à
l'esprit de guerre et surtout à son développement en temps de paix qui est le
fanatisme.
UN IDEAL
DE
CONSOMMATION,
DE SUPERMARCHE,
DE GAIN,
DE PRODUCTIVITE,
NE PEUT SATISFAIRE
LES ASPIRATIONS
LES PLUS PROFONDES
DE L'ETRE HUMAIN
DU REDUCTIONNISME AU
MANICHEISME
Le manichéisme
se propage et se développe dans le sillage du réductionnisme. Il n'y a plus que
la lutte du Bien absolu contre le Mal absolu. Il pousse à l'absolutisme la
vision unilatérale du réductionnisme, il devient vision du monde dans laquelle
le manichéisme aveugle cherche à frapper par tous les moyens les suppôts du
mal, ce qui du reste favorise le manichéisme de l'ennemi. Il faut donc que pour
l'ennemi notre société soit la pire et que ses ressortissants soient les pires
pour qu'il soit justifié dans son désir de meurtre et de destruction.
Il advient
alors que, menacés, nous considérons comme le pire de l'humanité l'ennemi qui
nous attaque, et nous entrons nous-mêmes plus ou moins profondément dans le
manichéisme.
Il faut encore un autre ingrédient, que
sécrète l'esprit humain, pour arriver au fanatisme. Celui-ci peut être nommé réification
: les esprits d'une communauté sécrètent des idéologies ou visions du monde,
comme elles sécrètent des dieux, qui alors prennent une réalité formidable et
supérieure. L'idéologie ou la croyance religieuse, en masquant le réel, devient
pour l'esprit fanatique le vrai réel. Le mythe, le Dieu, bien que sécrété par
les esprits humains, deviennent tout-puissants sur ces esprits et leur
ordonnent soumission, sacrifice, meurtre. Tout cela s'est sans cesse manifesté
et n'est pas une originalité propre à l'islam. Il a trouvé depuis quelques
décennies, avec le dépérissement des fanatismes révolutionnaires (eux-mêmes
animés par une foi ardente dans un salut terrestre) un terreau de développement
dans un monde arabo-islamique passé d'une antique grandeur à l'abaissement et à
l'humiliation. Mais l'exemple de jeunes Français d'origine chrétienne passés à
l'islamisme montre que le besoin peut se fixer sur une Foi qui apporte la
Vérité absolue.
En fait, plusieurs sources diverses
créent des courants qui peuvent converger sur le "daechisme" : ce ne sont pas les
jeunes rejetés ou ghettoïsés d'origine islamique de nos pays européens, ce sont
aussi des désespérés sans croyance dans le nihilisme ambiant et qui trouvent
enfin dans la conversion leur Vérité, ce sont aussi des dogmatiques
doctrinaires qui donnent les justifications et les condamnations, ce sont aussi
des chercheurs de ferveur et de communauté qui ont remplacé la Foi révolutionnaire
dans une Foi restauratrice.
Nous ne voulons voir que la cruauté et
la monstruosité de l'organisation Etat islamique, mais eux voient la cruauté et
l'inhumanité de la guerre des drones et des missiles, ils voient la
continuation, par nos interventions militaires au Moyen-Orient, de notre
colonialisme, ils voient le pouvoir de l'argent et le vide moral d'une
civilisation qu'ils veulent fuir et détruire pour un monde nouveau ordonné par
Dieu.
La fin justifie les moyens : cette
maxime archiconnue et dont nous sommes maintenant écoeurés exalte les nouveaux
fanatiques. Il nous semble aujourd'hui plus que nécessaire, vital, d'intégrer
dans notre enseignement dès le primaire et jusqu'à l'université, la "connaissance
de la connaissance", qui permet de faire détecter aux âges
adolescents où l'esprit se forme, les perversions et risques d'illusions, et
d'opposer à la réduction, au manichéisme, à la réification, une connaissance
capable de relier tous les aspects divers, voire antagonistes, d'une même réalité,
de reconnaître les complexités au sein d'une même personne, d'une même société,
d'une même civilisation. En bref, le talon d'Achille dans notre esprit est ce
que nous croyons avoir le mieux développé et qui est en fait le plus sujet à
l'aveuglement : la connaissance. En réformant la connaissance, nous nous
donnons les moyens de reconnaître les aveuglements auxquels conduit l'esprit de
guerre et de prévenir en partie chez les adolescents les processus qui
conduisent au fanatisme. A cela il faut ajouter l'enseignement de la compréhension d'autrui,
et l'enseignement à affronter l'incertitude.
Tout n'est pas résolu pour autant :
reste le besoin
de foi, d'aventure, d'exaltation. Notre société n'apporte rien de
cela, que nous trouvons seulement dans nos vies privées, dans nos amours,
fraternités, communions temporaires. Un idéal de consommation, de supermarché,
de gain, de productivité, de PIB ne peut satisfaire les aspirations les plus
profondes de l'être humain, qui sont de se réaliser comme personne au sein d'une communauté solidaire.
CRISE
PLANETAIRE
D'autre part, nous sommes entrés dans
des temps d'incertitude et de précarité, dus non seulement à la crise
économique, mais à notre crise de civilisation et à la crise planétaire, où
l'humanité est menacée d'énormes périls. L'incertitude sécrète l'angoisse, et
alors l'esprit cherche la sécurité psychique, soit en se refermant sur son
identité ethnique ou nationale puisque le péril est censé venir de l'extérieur,
soit sur une promesse de salut qu'apporte la foi religieuse.
C'est ici qu'un humanisme régénéré pourrait apporter
la prise de conscience de la communauté
de destin qui unit en fait tous les humains, le sentiment d'appartenance à
notre patrie terrestre, le sentiment d'appartenance à l'aventure extraordinaire
et incertaine de l'humanité, avec ses chances et ses périls. C'est ici que l'on
peut révéler ce que chacun porte en lui-même, mais occulté par la
superficialité de notre civilisation présente ; que l'on peut avoir foi en
l'amour et en la fraternité, qui sont nos besoins profonds, que cette foi est
exaltante, qu'elle permet d'affronter les incertitudes et de refouler les
angoisses.
Edgar Morin est sociologue, philosophe. Né en
1921, il est directeur de recherche émérite au CNRS, président de l'Agence
européenne pour la culture (Unesco) et président de l'Association pour la
pensée complexe. Il a notamment publié Pour et contre Marx (Temps présent,
2010), Ma gauche (Bourin éd., 2010), La Voie (Fayard,
2011), Au péril des idées, avec Tariq Ramadan (Archipoche, 2015).