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Novembre 2011
L’IRRADIANCE DU DENUEMENT ou S’ELEVER AU-DESSUS DE SON
SENTIMENT DE SOLITUDE
La
solitude, grande cause nationale 2011
Christian
BOBIN, dans l’ouvrage ‘La grâce de solitude », édité par
Marie de Solemne aux éditions Dervy
1998, 2001
Le sous-titre en italique,
est rajouté par Henri Charcosset, webmestre
Introduction, Points de vue par Henri Charcosset
Christian
Bobin, né en 1951 au Creusot (71), est écrivain.
« La foi chrétienne tient une grande place dans ses ouvrages » (
Citation de Wikipédia )
C. B. – Aucun visage, aucune parole parfois, pendant des heures
et des jours, et je ne me sens séparé de rien. Peut-être parce que j’écris.
Peut-être parce que c’est une solitude qui fait que j’écris.
H.C.
– Se sentir seul ne saurait se réduire à vivre seul. Cela veut déjà dire des
manques dans la vie relationnelle. Tout nous encourage à penser alors à :
1/
Nos connaissances familiales, amicales, autrement relationnelles en remontant
jusqu’au plus loin que nous le pouvons dans notre passé.
2/
Aux modes de faire vivre, ou même de repenser, telle ou telle de ces relations.
Courrier postal, téléphone, courrier électronique sont des composantes
indispensables d’une vie relationnelle qui ne peut, et cela de plus en plus, se
réduire à des rencontres en vrai.
3/
Se faire de nouvelles amitiés est également
possible à tout âge et en toutes conditions, sauf de handicap mental
avéré. L’Internet présente à cet effet une potentialité considérable. Six ans
d’expérience et de web amitiés collaborant pour ce site, en sont un
témoignage concret.
Le
ressenti tenace de solitude est fait pour nous faire découvrir le besoin
d’apporter à l’entretien de notre vie relationnelle le même soin que celui
apporté à notre hygiène physique. De la régularité y est nécessaire autant que
pour faire propre son corps !
La
contribution de Christian Bobin aide à la réflexion dans ces directions-là.
C.B. – Propos regroupés. Amour, solitude, écriture, jeux, toutes
ces choses-là sont respirations, nous aident à respirer // Pas de théorie de la
solitude // Les mots solitude et liberté sont équivalents // Dans l’amour, il
faut une rencontre mais qu’elle n’entame pas la solitude de l’un et de l’autre
ou que cela l’entame si peu que cette solitude soit développée, intensifiée //
Vivre dans la solitude est un luxe, vivre dans le silence est un luxe //
L’’ennui n’est pas une chose si mauvaise qu’on le dit // Il suffit de laisser
passer cette pesanteur, de ne surtout pas la contrarier, de ne pas vouloir la
fuir // Attendre la zone de la journée où quelque chose va s’éclaircir, tout
est là dans le temps ; des riens, des tout petits riens, sont de l’ordre
de la joie, d’une jubilation ; il faut juste que je prenne patience // La
grande solitude, au sens de solitude souffrante, subie, passive, ne se
trouve-t-elle pas dans les couples, au milieu des couples ?
H.
C. - Les propos de C. B. vont dans le sens que l’élément clé du déroulement de
nos vies se situe dans la relation de soi avec soi. Nous avons en nous la
capacité de faire face aux situations les plus difficiles, le problème est de
s’en convaincre et de s’entraîner à puiser dans cette réserve de forces
internes.
Cela
ne veut pas dire pour autant que nous puissions ou devions construire notre vie
comme isolé du monde. Sortir de soi, penser à l’autre pour cet autre, qui qu’il
soit, est condition pour devenir soi.
D’assez nombreux articles déjà sur ce
site, relatifs à l’être en devenir que nous sommes jusqu’au bout de nos vies,
se trouvent sur ce site. Le plus simple pour faire un choix, est de se reporter
à la page web : Auteurs et titres des articles, CLIC
°°°°°°°°°°°°°°°°
LA
SUITE DE CET ARTICLE EST LA REPRODUCTION PARTIELLE D’UN DIALOGUE ENTRE MARIE DE SOLEMNE, QUI
POSE LES QUESTIONS, ET CHRISTIAN BOBIN
QUI FAIT LES REPONSES.
Parleriez-vous plus volontiers de la solitude comme d’une grâce
ou comme d’une bénédiction ?
D’abord, j’en parlerais plutôt dans sa matérialité.
Avant même d’être un état mental ou affectif, la solitude est une matière. Par
exemple, c’est exactement la matière que j’ai sous les yeux en ce moment. (…)
Un petit appartement dans lequel je vis depuis une quinzaine d’années, des
cigarettes - que je ne peux pas m’empêcher de fumer -, des livres - que je ne
peux pas m’empêcher d’ouvrir. Au fond, de manière curieuse, c’est très vite
peuplé, la solitude.
Mais pour répondre à votre question, la solitude est
plus une grâce qu’une malédiction. Bien que beaucoup la vivent autrement. Il en
va de la solitude comme de la folie : il y a deux folies, comme il y a
deux solitudes. Il y a une folie qui est subie par celui ou celle qui la vit.
Celle-là n’est ni enviable, ni heureuse. Elle est noire et elle n’est que ça.
Que noire. Que pesante. De même, il y a une mauvaise solitude. (…) Cette
solitude-là n’est pas celle dont je parle dans mes livres. Ce n’est pas celle
que j’habite et ce n’est pas dans celle-là que j’aime aller, même s’il m’est
arrivé comme tout un chacun de la connaître. C’est l’autre solitude que j’aime.
C’est l’autre solitude que je fréquente et c’est de cette autre dont je parle
presque en amoureux.
Existe-t-il vraiment deux formes de solitude ou bien la solitude
change-t-elle de visage en fonction du regard que l’on porte sur elle ?
(…) Il n’y a peut-être pas deux solitudes mais j’ai
souvent besoin, pour y voir clair, de trancher, de séparer. Je sais bien que
par en-dessous, à côté ou ailleurs, les choses sont reliées. Mais à propos de
solitude, j’ai quand même besoin de séparer, parce que je sens que parfois je
peux induire un malentendu, une chose malheureuse, très vite. Je peux, moi,
parler avec jouissance, avec jouissance d’un état, et qualifier cet état avec
un mot : solitude, alors que pour beaucoup de gens, la même chose sera
incompréhensible. Pour eux, cela les renverra à un état de dénuement
insupportable. Et j’entends aussi que ça peut-être insupportable.
Solitude et isolement sont deux termes non seulement confondus
dans l’esprit de beaucoup mais pour lesquels même les dictionnaires n’offrent
pratiquement aucune différence de sens. Quelle nuance vous inspirent ces deux
mots ?
La solitude que j’aime, c’est la vie qui me l’a
donnée. Il n’y a pas de choix là-dessus … Pas plus que je n’ai choisi d’être
écrivain ( à supposer que je le sois). Je n’ai vraiment choisi que très peu de
choses. Mes choix auront plus porté sur des refus. Ils auront moins consisté à
vouloir, qu’à dire je ne veux pas ceci ou cela. Donc, dans la solitude dont on
parle ici, en ce moment, il n’y a plus d’isolement. Je crois ne pas être un
barbare mais j’ai une sauvagerie : je peux, et j’aime, rester des heures
et des jours entiers en ne voyant personne. Or, je ressens la plupart de ces
heures et de ces jours-là comme des heures et des jours de plénitude où je
m’éprouve comme relié à, exactement, tout ! Vous voyez … Aucun visage,
aucune parole parfois, pendant des heures et des jours, et je ne me sens séparé
de rien. Peut-être parce que j’écris … Peut-être parce que c’est une solitude
qui fait que j’écris …
Une solitude créative et féconde ?
Voilà.
Parce que là, votre solitude a un sens ?
Oui.
Autrefois le solitaire était appelé reclus, aujourd’hui on parle
volontiers d’exclu … Il semble y avoir une nette perte de sens à nos solitudes
contemporaines. Pensez-vous que cette perte de sens conditionne le malaise
qu’engendre la solitude ?
Je ne sais pas si je peux - et je crois même que je ne
peux pas - généraliser à partir de ce que je vis … Parlant de soi, ou parlant
d’une manière générale, je trouve que l’on a trop vite tendance à partir vers
le ciel, vers le théâtre du ciel … Ce que je pourrais vous dire à propos de la
solitude, je pourrais le dire à propos de l’amour et de beaucoup d’autres
choses. Toutes ces choses-là se touchent et jouent ensemble. Il est très
difficile d’en isoler une. Tous ces atomes sont liés, comme ceux qui composent
l’air que l’on respire … D’ailleurs toutes ces choses-là sont « respirantes » :
aident à respirer ; elles donnent la plus grande respiration possible.
L’amour, la solitude, l’écriture, le chant, le jeu, j’aime par exemple à les
faire tourner comme des toupies sur la page, parce que je les éprouve dans ma
vie même comme tournant l’une sur l’autre, l’une dans l’autre.
Cependant, que saurais-je dire de la solitude des
autres … Bien qu’il me soit déjà arrivé d’écrire là-dessus, je reconnais que
personnellement j’ai tendance à parfois aller trop vite vers du sublime, vers
du céleste. Il faut donc bien préciser que je n’ai pas choisi de vivre comme je
vis, même si j’en suis heureux et même si je m’éprouve vivant dans cette
vie-là, un peu étrange et un peu, par certains côtés, retiré …
Je n’ai pas choisi cette vie-là et je dois même ajouter
- c’est une pensée qui me vient souvent et qui me fait sourire - qu’à peu de
choses près, j’aurais fait un assez bon autiste ! Il y a peut-être eu un
handicap au départ, peut-être quelque chose m’a-t-il manqué … Certaines choses
m’ont été données et d’autres n’ont pas été données. Mais on ne peut pas tout
recevoir comme on ne peut pas tout donner non plus … Je crois que cela n’est
pas en notre pouvoir. C’est peut-être dans le pouvoir de Dieu mais pas dans le
nôtre. Certaines choses ne m’ont pas été données, qui ont fait – et cela j’en
suis presque sûr – que j’aurais pu être un sauvage beaucoup plus renfrogné que
je ne le suis … et peut-être même malheureux. Tout s’est joué à très, très peu
… Voilà pourquoi j’ai scrupule à aller vers ce qui ressemblerait à une théorie
de la solitude. De même, je supporte assez mal les théories, les grands
systèmes de pensée ou les pensées trop construites, trop élaborées sur l’amour
… comme sur tout ce que vous voudrez.
L’amour et la solitude ne sont pas si éloignées que cela …
Si peu éloignées que l’un des plus beaux titres de
poésie est celui d’Eluard : « L’amour la solitude ». Ils ne sont
même pas séparés par une virgule … C’est très juste car l’amour la solitude
sont comme les deux yeux d’un même visage. Ce n’est pas séparé et ce n’est pas
séparable.
Mais moi je vous dis cela aujourd’hui, à quarante-cinq
ans … Il m’a fallu beaucoup d’années, beaucoup de temps, pour que j’arrive à
entendre un peu de ces choses-là. C’est venu petit à petit, par des occasions,
par des hasards, par des rencontres. Curieusement, ce sont quelques personnes,
quelques rencontres, qui m’ont donné la solitude. C’est un don, qui m’a été
fait. Comme le reste d’ailleurs … Ce n’est pas à moi, c’est quelque chose que
l’on m’a donné.
Comment peut-on faire don de la solitude ?
Je crois qu’on vous donne cela en vous aimant. Mais en
vous aimant pleinement, sans raison, de façon sans doute insensée … Si l’on
reçoit ne serait-ce qu’une parcelle, un rien, un fragment d’un amour de ce
genre-là, après, c’est tout ouvert devant vous … Et même si ce qui vous a été
donné disparaît, ça reste ouvert ! C’est le plus grand bien-être physique,
mental et spirituel. Je me refuse à séparer ces domaines-là. Même si le langage
m’amène à les formuler en trois fois, en trois mots différents, même si pour
réfléchir, pour écrire, pour parler entre nous - ou pour parler de façon
générale - je sui obligé de passer par un mot et ensuite l’autre, je sais que
tous ces états en nous ne sont pas séparables. La chair, l’esprit, l’âme, le
cœur … qu’on les appelle comme on veut - c’est important aussi qu’ils aient
chacun leur nom - ne sont en réalité pas séparables. Et toutes ces choses-là
sont irradiées par un regard, quand ce regard est vraiment juste, vraiment tout
de bienveillance, aimant. A partir de là, c’est une liberté, une respiration
inimaginable ! Après vous pouvez vous ennuyer, ça n’a plus d’importance.
Après on peut même connaître la mauvaise solitude à certains moments, ça n’a
plus d’importance. C’est comme si on m’avait donné une nourriture … qui suffit.
Qui suffit même si elle n’est plus renouvelée, même si elle n’est plus
redonnée, même si on ne sait pas très bien en quoi elle consiste. Il suffit
peut-être d’avoir reçu cette chose et de ne pas douter qu’elle a été donnée. De
ne pas faire porter le doute là-dessus. De peut-être laisser tout le reste de
la vie dans un grand tremblement, dans une fièvre, dans une inquiétude - car je
crois que l’inquiétude est bonne - mais de ne pas douter de ce tout petit
point-là. Dès lors, en même temps qu’à l’amour, c’est à notre solitude,
c’est-à-dire à notre liberté, qu’on s’est donné. Pour moi, les mots solitude et
liberté sont pleinement équivalents.
Dans votre ouvrage « Une petite robe de fête », vous
dites : « La comète de l’amour ne frôle notre cœur qu’une fois pas
éternité. Il faut veiller pour la voir. Il faut attendre, longtemps, longtemps,
longtemps. C’est cela l’état naturel de l’amour : attendre, attendre, attendre.
Au plus loin de la précipitation et du bruit. Au plus loin de toute crise.
Attendre paisiblement ». Dans cet extrait, on ressent comme une connivence
entre l’amour, la solitude et l’attente. Pour que l’amour se sente chez lui et
avoir le temps d’aimer ?
Oui, c’est cela. J’aime bien votre expression
« pour que l’amour se sente chez lui ». Et pour que l’amour se sente
chez lui, eh bien il faut qu’il sente qu’on ne mettra pas la patte dessus. Au
fond, il faut qu’il se sente chez lui, c’est-à-dire en nous. Seul. Il est important
qu’il vienne, qu’il se passe quelque chose, qu’il y ait une rencontre mais que
cela n’entame pas la solitude de l’un et de l’autre et que cela l’entame si
peu, que cette solitude en soit développée, intensifiée.
Pour vous, la solitude est-elle synonyme de paix ?
Oui … Oui mais elle n’est pas toujours facile. Elle a
ses langueurs. Elle a ses terrains vagues. Pour en parler très concrètement, et
même de manière un peu drolatique - où c’est moi qui tient le rôle du
personnage comique -, un exemple : je n’ai pas la télévision et je ne veux
pas en avoir, j’ai même l’impression que c’est un luxe. Vivre dans la solitude
est un luxe, vivre dans le silence est un luxe. Je ne souhaite donc pas avoir
d’images ici, pour avoir la paix mais c’est tout sauf une ignorance du monde
car je lis beaucoup de journaux, j’écoute beaucoup les radios. La lecture du
journal n’est pas une lecture comparable à celle d’un livre. Le livre est une
chose fermée que l’œil, le songe et l’esprit vont ouvrir. Comme une fleur. Il y
a quelque chose d’une métamorphose qui se passe entre le livre et le lecteur.
Une chose qui n’est pas uniquement mentale mais aussi charnelle. On lit aussi
avec sa main, on est sensible à l’apparence, à la réalité matérielle du livre.
Par exemple, l’œil et l’esprit ont besoin du blanc. Qu’il y ait la quantité
suffisante de blanc, de respiration dans les pages. Les choses les plus
mentales ont toujours un petit côté matériel.
La lecture des livres m’occupe plutôt le soir, tard le
soir. Mais dans la journée, si je reste seul, j’ai besoin, un besoin enfantin,
sans doute lié à de l’inquiétude ou à une petite angoisse enfantine, de manger
du papier journal. Je lis beaucoup de journaux et je lis tout dans les
journaux. Ce que je dis là a un rapport très étroit avec la solitude, parce que
c’est une façon, à certains moments, de la supporter, d’attendre qu’elle
devienne « bonne ». Elle n’est pas forcément toujours bonne. Elle est
parfois au bord d’être pesante. Elle est parfois au bord d’être ennuyeuse. Cependant
je n’ai pas trop peur de l’ennui. Je pense que c’est une chose intéressante qui
n’est pas si mauvaise qu’on le dit. Les enfants le savent d’instinct. Même
s’ils ne savent pas l’exprimer facilement, ils savent que l’ennui n’est pas
forcément la pire chose pour eux. Il n’empêche que la solitude, même pour moi,
n’est pas toujours si facile … Si je n’avais pas les journaux mais la
télévision, je regarderais de préférence : n’importe quoi ! Pour
cela, c’est très bien fait la télévision … C’est comme se mettre la tête dans
le frigo pendant les crises de boulimie ! Il y a un creux qui est en vous,
que vous ne supportez plus et que vous allez remplir avec des nourritures plus
ou moins digestes. Souvent, on remplit très vite ce creux, ce vide, cette
attente naissante, alors qu’elle demanderait un peu de temps encore pour nous
dire ce qu’elle a à nous dire. Mais nous, on essaie de la combler tout de
suite. C’est comme une question qui se pose et qu’on essaie d’arrêter. On n’y
répond pas … on essaie de la tuer. Par ingestion d’images, etc. … et en ce qui
me concerne, de papier journal. Je « mange » du papier journal.
D’ailleurs, pour être précis, je préfère certains journaux à d’autres, parce
qu’ils sont les plus longs à lire ; qu’il y a plus de choses à lire dedans.
N’est-ce pas pour combler le temps ?
Il y a peut-être un peu de ça. C’est pour me
rejoindre. C’est pour aller vers le moment où ce que vous appeliez une grâce va
arriver. J’attends tous les jours. Et tous les jours ça arrive. Mais parfois ça
arrive au bord, à l’extrême fin de la journée. Quand je peux penser que c’est
une journée pâteuse; lourde, qui n’est pas née. Une journée où moi je ne suis
pas né, où je n’étais pas là, du tout. Mais la plupart du temps - car il reste
quand même des journées comme ça, comme des cailloux - il y a quelque chose qui
est de l’ordre du miracle qui arrive. Il suffit de l’attendre. Il suffit de
laisser passer la soudaine pesanteur du temps, et de soi-même dans le temps,
cette pesanteur qu’on est à soi-même tout d’un coup. Plus que le temps, c’est
soi-même qui est en question. Il suffit alors de laisser passer cette
pesanteur, de ne surtout pas la contrarier, de ne pas vouloir la fuir. Ce n’est
pas évident car la première tentation, qui est très humaine et qui n’est pas
critiquable - nous sommes tous faits comme cela - est de fuir. Le premier
mouvement est de fuir cette lourdeur qui est aussi une tristesse. Mais si c’est
pour la fuir dans des choses qui sont bien plus tristes au fond …
La plupart du temps, les choses qui nous divertissent
sont, en réalité, très tristes. Les fêtes, les divertissements de bruits et de
paroles qui se donnent par exemple à la télévision ou à la radio, sont souvent
des fêtes terriblement tristes qui sont bien pires que l’ennui qu’elles veulent
chasser. Il n’y a rien de pire que ces fêtes que l’on fait pour fuir l’ennui.
Elles sont beaucoup plus misérables que ce qu’elles veulent fuir. Ainsi, je me
livre à des micro-activités, paresseuses d’ailleurs, amorphes et un peu
boulimiques, pour atteindre cette zone de la journée où quelque chose va
s’éclairer. Parce que je sais que tout est là tout le temps. C’est moi qui fais
défaut. Les choses dont je parle, qui sont des riens, de tout-petits riens,
sont de l’ordre de la joie, d’une jubilation. Voilà. C’est ça. L’état vivant,
le plus vivant que je sache, c’est un état jubilatoire. Et cet état peut
justement m’être donné par tout ce qui est. Tout ce qui est là, tout, même ce
que je peux connaître dans ce petit appartement. Mais seulement à certaines
heures, à certains moments. Il faut juste que je prenne patience, que je
traverse des zones mortes. Et pendant ces traversées, je lis des articles de
trois ou quatre pages très détaillés sur, par exemple, l’économie, l’étape du
jour du Tour cycliste, etc.
Il est frappant de constater que, dans les sociétés antiques, la
solitude était indissolublement liée à la sagesse, alors qu’aujourd’hui le
solitaire est regardé comme un marginal. Pourquoi une telle différence ?
Le moins que l’on puisse dire est qu’il s’est passé
beaucoup de choses depuis l’antiquité. Mais je pense que, ne serait-ce que
depuis trente ou quarante ans, il y a eu aussi beaucoup de changement.
Peut-être devrait-on relire le début du « Journal d’un curé de
campagne » de Bernanos. Il y a deux pages fascinantes sur l’ennui qui
tombe sur ce monde comme une pluie de cendres et sur la réaction qui va avoir
lieu très vite. Réaction que l’auteur prévoit dès ce moment-là alors que le
livre est écrit pendant l’entre-deux guerres. Il prévoit la réaction animale
instinctive que ce monde va adopter par rapport à cet ennui : tout sauf
ça !
Il se trouve que l’état de solitude est lié à cette
chose effrayante de l’ennui. Bien sûr, moi j’ai du mal à entendre cela parce
que, personnellement, là où je souffre le plus, c’est quand, par exemple, on me
demande d’aller à Paris … !
Pourquoi la solitude est-elle vue dans cette
misère-là ? Pourquoi suscite-t-elle une pensée de misère et un réflexe de
fuite … ? Cela m’est d’autant plus difficile d’en parler que je la vis autrement,
même si elle ne m’est pas toujours facile à vivre.
De plus, le grand mystère pour moi dans la vie … c’est
les couples ! Apparemment, c’est une chose que la majorité des gens vivent
… ça ne doit donc pas être si compliqué … Mais pour moi, je me dis :
« Oh ! là, là … comment peut-on faire pour vivre à
deux !? ». Il s’agit peut-être d’un point de vue de célibataire, mais
parfois je me suis demandé si la grande solitude - au sens d’une solitude
souffrante, subie, passive - ne se trouve pas là, dans les couples, au milieu
du couple. Bien plus que dans l’état de quelqu’un seul chez lui, en train de
lire ou de ne pas lire, ou de celui qui est dans un monastère, ou de l’enfant -
car c’est aussi de la solitude qui est dans le plein midi de ces gens. Je me demande
si la solitude n’est pas parfois en plein milieu du monde … C’est pire, c’est
plus grave.