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Janvier 2014
POURQUOI AVONS-NOUS PEUR DE L’ISLAM ?
Isabelle TAUBES
Psychologies Magazine,
octobre 2013
Les chiffres sont éloquents : pour près de la
moitié d’entre nous, l’islam apparait comme une menace. Pour la grande
majorité, il se révèle incompatible avec les valeurs de la société française.
Incompréhension, peurs, malentendus. Enquête sur l’origine d’une phobie très
particulière.
chiffres sont
éloquents : pour près de la moitié d’entre nous, l’islam apparaît comme
une menace. Pour la grande majorité,
La peur de l’islam n’est pas un
phénomène nouveau.
Des générations d’écoliers ont appris
par cœur que l’héroïque Charles Martel avait vaillamment arrêté les méchants
Arabes à Poitiers en 732. En conséquence, s’est imprimée dans leur psychisme
l’image de l’Arabe musulman envahisseur potentiel, barbare assurément. Puis il
y a eu la colonisation, la guerre d’Algérie, liant en une histoire commune nos
deux sociétés, la française et l’algérienne.
Ces faits renvoient au passé.
Mais savons-nous réellement composer avec lui ? Selon Malek Chebel1,
anthropologue et psychanalyste, nous sommes encore hantés par un traumatisme
collectif : les « indigènes » de la Tunisie ou de l’Algérie coloniales se
sont rebellés, armés et transformés en sujets libres, maîtres de leur destin.
Et dans l’inconscient des uns et des autres continuent de bouillonner des
sentiments douloureux, d’autant plus tenaces qu’ils ne sont pas
verbalisés : culpabilité et volonté inavouée de revanche du côté des anciens
colons, ressentiment du côté des ex-colonisés.
Le souvenir traumatisant de la
guerre d’Algérie n’explique évidemment pas à lui seul la peur de l’islam. Nous
constatons que déjà, d’entrée de jeu, nous sommes piégés par le langage. En
effet, quand nous disons « islamique » nous entendons simultanément « islam »,la religion, et « islamisme », l’extrémisme religieux, le
terrorisme, le gouvernement des mollahs. Un problème sémantique, qui entraîne
d’emblée, dans les esprits, une confusion - entre le croyant musulman
respectant son prochain et le djihadiste prêt à se
faire sauter dans un bus avec une cinquantaine d’innocents.
Quelle est la « chose » effrayante dans la peur de l’islam ? Le
terrorisme, l’invasion par une population aux traditions différentes réputées
inassimilables, le ravalement de l’image de la femme ? Toutes ces
représentations s’entremêlent, amalgamant les violences en Égypte, celles qui
ont secoué Trappes l’été dernier, les prières de rue, le niqab,
le hidjab, le 11 septembre… Du même coup, préjugés, malentendus, fantasmes et
vraies raisons de s’indigner se percutent.
Notre relation à cette religion
s’inscrit sous le signe de l’ambiguïté.
Nous sommes fiers de proclamer notre droit au
plaisir et à la sensualité. Pourtant, quand nous entendons des extrémistes
dénoncer notre impudeur d’Occidentaux, nous nous sentons parfois obscurément
coupables. Finalement, est-ce moralement correct de boire, de fumer, d’avoir
une vie sexuelle si libérée, d’afficher nos corps dénudés sur la plage ? pouvons-nous être tentés de nous demander, mus par ce vieux
fond de culpabilité chrétienne toujours prêt à resurgir.
Et, pour compliquer la situation, à moins d’être des racistes
convaincus, et ce n’est pas à eux que s’adresse cet article, après avoir pesté
en silence contre ces femmes qui dissimulent
leur chevelure, leur visage – « Ce n’est pas possible, elles s’en fichent des
valeurs de la république, des combats que les femmes ont mené pour leurs droits
», pensons-nous –, une partie de nous murmure : « Tout de même, te
gênent-elles vraiment ? Tu devrais être plus tolérant ! » L’humaniste
en nous ne se sent pas à son aise d’être ainsi pris en flagrant délit
d’intolérance.
Le psychanalyste et philosophe Daniel Sibony2 l’écrit
dans son blog, il est justement essentiel aussi de ne pas succomber à cette
forme d’islamophobie, qui, elle, consiste à s’autocensurer, à s’interdire toute
critique de l’islam de peur d’être étiqueté comme islamophobe. Pour se libérer
de nos peurs, il faudrait au contraire nous confronter à nos émotions, à nos
constructions mentales au lieu de les refouler et d’essayer de les fuir. Mais
où commence réellement l’islamophobie ? Quand un professeur demande à une
étudiante d’ôter son voile à l’occasion d’un examen, est-ce un acte anti
musulman ? Oui, répondront certains, parce qu’ils estiment que c’est une
atteinte aux libertés, au droit d’afficher ses opinions religieuses. Non, c’est
une nécessité pour s’assurer de son identité, rétorqueront les autres, car ils
estiment que dans un pays laïque, les opinions religieuses ne doivent pas
s’afficher.
En fait, l’islam interroge les
valeurs laïques qui nous ont été inculquées.
Vincent Geisser3, chercheur
spécialiste de l’islam, définit sans hésitation l’islamophobie actuelle comme un
réflexe antireligieux. Dans notre France cartésienne et volontiers
anticléricale, la religion et ses rituels tendent à se confondre avec la
superstition, la pensée magique et les contes de fées. Aussi supportons-nous
mal que des individus nés ou installés en France, bénéficiant de ses « lumières
», de son esprit scientifique, s’obstinent à pratiquer une religion parfois vue
comme « rétrograde ».
Imprégnés par le discours
psychanalytique, nous nous définissons à partir de notre histoire personnelle
et tenons à notre singularité.
Nous ne penserions jamais ou presque à
revendiquer nos origines chrétiennes pour définir notre être. De fait, nous
sommes pratiquement incapables de comprendre la place de l’islam dans l’univers
mental arabo-mulsuman : simultanément religion,
culture, racine identitaire, cause à défendre. De coup, nous ne saisissons pas
bien pourquoi toute une communauté
se sent insultée quand un hebdomadaire caricature son prophète : pour
nous, rire du pape, de Jésus ou de la Sainte Vierge n’est pas un problème. Et
les quelques extrémistes qui vengeront l’honneur de Dieu en brûlant le journal
blasphémateur vont surtout nous conforter dans l’idée que cette religion est
bel et bien obscurantiste. En tout cas, avis aux amateurs de caricatures,
celles que publie quotidiennement le dessinateur algérien Ali Dilem sur Facebook sont nettement
plus percutantes que celles de Charlie hebdo : il connaît mieux son
sujet.
Pour ne rien arranger, la crise économique que nous traversons, comme
tous les soubresauts angoissants de l’histoire, nuit à la tolérance. Quand nos
revenus baissent, quand nos vies sont déstabilisées, les peurs montent et, avec
elles, les crispations identitaires « Je suis chez moi, il y en a assez de tous
ces étrangers qui vivent sur mes impôts… » s’emportent
certains. Or, aujourd’hui, nos propres incertitudes trouvent devant elles
un monde musulman qui est justement en train d’essayer de refouler les siennes
en renouant avec sa culture et ses traditions. Comment résister à nos peurs et
préjugés ? Certainement pas en suivant Samuel P. Huntington, professeur de
sciences politiques à l’université américaine Harvard, qui a fortement
contribué à rendre l’islam terrifiant avec son fameux Choc des civilisations4,
dans lequel il présente le monde musulman comme un univers clos, figé, à la
limite de la débilité mentale. Or il n’y a pas un, mais des islams : celui
rétrograde des talibans, cet autre austère des mollahs d’Iran, mais aussi
l’islam ouvert du Maghreb, qui pratique le culte des saints, ou encore celui
spirituel et poétique des sages soufis, éclairé et humaniste, prôné par des
penseurs tels que Malek Chebel, etc.
Prenons également nos distances avec les images spectaculaires des
journaux télévisés qui alimentent les peurs en nous présentant des fanatiques
hurlant à la mort et des femmes en burka, ombres
noires sans visage, ou des banlieues proches, zones de non-droit, dominées par
des bandes de jeunes livrés à eux-mêmes, méprisant leurs pères démissionnaires.
Face à ce spectacle, comment imaginer que les enfants des cités deviennent plus
tard des adultes responsables, occupant des fonctions honorables, voire des
postes clés ? Non seulement s’imprime dans nos esprits l’idée, cliché, que
tous les musulmans vivent dans des cités violentes et sont des délinquants,
mais nous en oublions aussi que la plupart de ceux qui pratiquent optent pour
un islam de cœur, qu’ils n’imposent à personne,et ne portent ni barbe ni burka.
Ces bandes qui cassent, ont la
haine, manifestent des comportements misogynes, antisémites, homophobes, ne
sont pas des inventions racistes.
Selon le sociologue Albert Memmi5,
leur violence serait même un message adressé à la société française, trop lente
à intégrer cette jeunesse, qui a quelques bonnes raisons de se sentir
stigmatiser et exclue. « Vous ne voulez pas de nous ? Nous allons vous
donner de bonnes raisons de nous rejeter », nous lancent-ils. « La peur que
l’on inspire est une forme de jouissance, détaille le sociologue. Chez le fils
d’immigré, c’est également une revanche pour contrebalancer les coups de balai
de son père sur le trottoir, qu’il peut ainsi occuper tout entier avec ses
compagnons, obligeant les passants à en descendre. Il ne cédera le passage à
personne. Dans le métro, il franchira le portillon sans payer, il mettra les
pieds sur la banquette d’en face, rayera la vitre de sa signature. Considérant
que toutes les lois n’ont pas été faites en sa faveur, mais contre lui, il n’a
pas à les respecter. » Comprendre ne rend pas plus acceptables ces
comportements agressifs. Au moins sommes-nous prévenus : impossible
d’exclure des milliers d’humains en s’imaginant qu’il n’y aura pas de
conséquences violentes.
Autre conséquence des problèmes
d’intégration : depuis quelques années, certains jeunes musulmans en crise
identitaire croient trouver une solution en épousant le salafisme,
un courant religieux fondamentaliste
issu des pays du Golfe, qui prétend transmettre le seul « vrai islam »,
celui des premiers imams dits « bien guidés ». Sa rigueur tient lieu de loi, de
surmoi à ces jeunes en panne de repères. Selon le sociologue Samir Amghar6,
ils seraient entre douze mille et quinze mille en France à avoir choisi ce
modèle religieux.Mohamed Merah,
l’auteur du massacre dans une école juive à Toulouse, s’en réclamait, de même
que les jeunes gens qui partent combattre en Syrie dans les rangs islamistes.
Du coup, dès que nous voyons un jeune barbu vêtu d’une longue chemise blanche,
mus par une sorte de réflexe, nous nous sentons mal à l’aise, voire en danger
si nous le croisons dans un aéroport : est-il là pour faire sauter un
avion ? En fait, assure le sociologue, la majorité des salafistes
sont apolitiques et se contentent de lire le coran tout en fustigeantles
« mauvais musulmans » – ceux qui appartiennent à des courants plus libéraux ou
qui ne pratiquent pas – sans passage à l’acte violent. Ils abandonnent
généralement le salafisme au début de la trentaine,
quand ils se trouvent confrontés à des responsabilités d’adultes – une analogie
étonnante avec l’âge de sortie de la drogue pour les toxicomanes.
Dans les grandes villes,
impossible de ne pas voir que les femmes sont de plus en plus nombreuses à
porter le foulard, parfois même le voile. Nous les percevons comme des victimes
des fantasmes machistes, misogynes, ou bien des enfermées volontaires. Et c’est
parfois le cas. Pourtant, curieusement, le voile est très souvent pour elles un
symbole d’affirmation de soi – paradoxalement, un peu comme le fut la minijupe
dans les années 1960. « Il est devenu le drapeau d’une cause, observe Albert
Memmi. Vous n’aimez pas
les musulmans, leur vue vous irrite ? Eh bien, je le proclame, je suis
musulmane, je vous en impose la vue ! »
Il est un « défi lancé aux parents, défi lancé à l’école […], sentiment
de revanche par rapport à des grands-parents immigrés, condamnés à une
relégation sociale et culturelle », déclarait l’historien Benjamin Stora lors de son audition sur le port du voile7à
l’Assemblée nationale.
Et si nous essayions de
regarder au-delà du voile des apparences ?
D’autant plus que, cet auteur l’a constaté,
la plupart des jeunes femmes qui portent le foulard en première année de fac ne
l’ont plus en troisième année.
Pour calmer la situation, des actes concrets sont nécessaires :
créer des lieux de vie décents, repenser le rôle de l’école, insiste
l’historien. « Il me paraît essentiel que nous puissions à la fois combattre
ces vieux démons de l’islamisme que sont la misogynie, l’homophobie,
l’antisémitisme et la xénophobie, qui prospèrent dans certains quartiers, et en
même temps adresser un message rappelant l’impératif d’accueil, de générosité
et d’égalité citoyenne. » C’est peut-être aussi l’occasion de repenser la façon
d’accueillir les étrangers, en général. Nous acceptons l’autre à condition
qu’il devienne semblable à nous : qu’il soit similaire, s’assimile.
Peut-être existe-t-il un mode de vivre-ensemble qui permette aux différences de
cohabiter,et même d’être source de plaisir. Manquerions-nous de
curiosité ?
1. Malek Chebel, également philosophe, auteur
avec Christian Godin de Vivre
ensemble, éloge de la différence (Le Livre de poche, 2013).
2. Daniel Sibony, auteur d’Islamophobie et culpabilité (Odile Jacob,
en librairies le 10 octobre). Son blog : danielsibony.com.
3. Vincent Geisser, chercheur au CNRS, auteur
de La Nouvelle Islamophobie (La
Découverte, 2003)
4. Le Choc des
civilisations de Samuel P. Huntington (Odile Jacob, 2007).
5. Albert Memmi, auteur de Portrait du décolonisé (Gallimard, “Folio Actuel”, 2007)
6. Samir Amghar, auteur du Salafisme d’aujourd’hui (Michalon, 2011)
7. « Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral
sur le territoire national », 18 novembre 2009, à lire sur
assemblée-nationale.fr.