Mai 2022

 

POUR MANGER HEUREUX, MANGEONS CACHES !

LÉO PAJON

(Reproduction d’article paru dans LE MONDE du 08 Avril 2022)

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Dissimulés derrière une armoire ou un miroir sans tain, accessibles grâce à un mot de passe ou à un code secret… après les « speakeasy », bars semi-clandestins qui ont essaimé dans toute la France, les restaurants jouant la carte de la confidentialité se multiplient

GASTRONOMIE

 

Vous voyez cette armoire ? Eh bien, ce n’est pas une armoire. » Leo Delà Shiva, le jeune et costaud chef de salle de Gautam, un joyeux restaurant bordelais proche du marché des Capucins, prend soudain des airs de conspirateur. Il quitte son comptoir, s’approche du meuble de bois sombre, ouvre les battants de porte et s’engouffre à l’intérieur.

On le suit, crédule, et, l’espace de quelques secondes, on a le sentiment d’entendre résonner le générique de James Bond lorsqu’on traverse l’armoire (sans fond) pour déboucher dans un fumoir, ponctué de gros fauteuils. Là, une nouvelle porte donne sur une belle cave voûtée en pierres blondes aménagées en salle de restaurant pour une quinzaine de gourmands. « C’est un espace que l’on réserve aux associés du resto, leur famille ou leurs amis, mais on peut aussi le prêter à des habitués, confie notre hôte. Ils nous donnent un budget et on les arsouille… »

Dans cette adresse canaille spécialiste des abats, on imagine aisément des orgies clandestines de museau pané sauce gribiche, de langue de bœuf ou de rognons moutarde, orchestrées par Julien Durand, le chef étoilé aux commandes. « Mais attention, précise Leo Della Shiava, je ne parlerai pas de cet endroit à un client qui vient pour la première fois, et nous en n’avons jamais parlé de cet endroit à un client qui vient pour la première fois, et nous n’en avons jamais parlé dans la presse jusqu’ici. Le fait d’être planqué peut provoquer des comportements décalés. On ouvre l’armoire que pour des gens de confiance. »

On connaissait les tables posées dans des cuisines étoilées qui garantissaient déjà une expérience unique en coulisse : la table d’hôte du restaurant gastronomique d’Anne-Sophie Pic, à Valence, ou le Quatrième Mur de Philippe Etchebest, à Bordeaux, par exemple. On s’était aussi habitué aux « speakeasy », ces bars cachés hérités de la Prohibition revenus à la mode il y a une dizaine d’années à Londres, avant d’essaimer dans toute la France.

Parmi les lieux les plus étonnants, aujourd’hui, Carry Nation, à Marseille, qui n’a pas d’adresse officielle : il faut réserver pour se voir délivrer un code secret menant à un bar dissimulé dans un magasin. A Paris, pour accéder au Mobster Bar, on doit composer sur un téléphone vintage un numéro en réponse à une énigme avant de voir une porte s’ouvrir sur un comptoir faussement clandestin. Baigné dans la lumière tamisée des lampes d’inspiration Tiffany, bercé par la trompette d’Armstrong, on y sirote un Dizzy Gillespie (à base de gin diffusé au basilic) ou un Peaky Blinder (whisky irlandais et chiche morada, une infusion de maïs violet).

Depuis une poignée d’années, surtout dans la capitale, des speakeasy gastronomiques font dorénavant leur apparition. Le phénomène est par nature difficilement quantifiable, à moins de sonder les murs de chaque établissement français, mais il existe. C’est un petit monde d’illusions régi par le bouche-à-oreille et des confidences d’habitués éméchés, fait de portes dérobées et de miroirs sans tain, à l’écart des grandes salles au tout-venant.

Le groupe Perchoir a ainsi accouché de lieux insolites, souvent en hauteur, à Paris, comme le toit-terrasse d’un immeuble industriel du quartier de Ménilmontant où l’on ne se rend pas par hasard. Pour sa nouvelle adresse créée en 2021 dans le quartier du Marais et baptisé Chéper, la société a publié il y a quelques semaines un intriguant post Instagram mentionnant une salle secrète : la Room.

 

Mur vert et néons roses

En pénétrant chez Chéper, créé dans l’ancienne salle des ventes du Mont-de-Piété, on lève d’abord les yeux sur l’imposant dôme vitré qui coiffe le restaurant. Avant de les descendre sur les murs pour déceler les traces d’un passage secret… en vain. La Room existe pourtant, près de l’entrée, derrière une porte dissimulée dans la continuité d’un mur vert foncé. On y trouve pêle-mêle des bougies, un piano droit sur un tapis velu, des néons roses, un frigo gorgé de bouteilles et de couverts.

« On a commencé à travailler sur cet endroit après le confinement, raconte Germain Paul-Petit, directeur du Chéper. On voulait que les gens puissent rester chez eux… en sortant de chez eux ! L’idée, c’est aussi que les clients de la Room se sentent privilégiés : eux seuls peuvent pénétrer dans cet endroit, le temps d’une soirée. »

Ici, le chef Khelil Morin mise sur une cuisine voyageuse bardée d’épices venues d’Asie et d’Afrique. Certaines expérimentations manquent encore un peu de finesse, à l’image de cette belle dorade, façon gravlax, noyée sous une vinaigrette aux agrumes (15 euros). Mais des assiettes plus épurées font sourire les papilles, comme ces brochettes de cœur de canard laqué servies avec une mayonnaise à l’ail noir (12 euros) ou cette crémeuse mandarine safranée proposée en dessert (9 euros).

Datsha Underground est un peu moins confidentiel. Mais on avoue tout de même être passé deux fois devant avant de comprendre que les deux portes de verre opaque plantées dans un mur gris, à quelques encablures du Centre Pompidou, étaient bien celles de l’établissement.

Dans ce quartier fardé d’enseignes multicolores où le moindre bouiboui dégaine une terrasse, ce resto-bar à cocktails cache sa bonne humeur derrière une façade anonyme et un lourd rideau. La salle s’étire en mezzanine, grignotée par les planches vertes, réchauffée par des standards de rap « old school » et le sourire des serveurs. Le sommelier, Benoît D’Onofrio, propose avec un luxe d’explications des quilles singulières : un chenin pétillant fabuleux (Les Pions, du vigneron Ludovic Chanson) et un cidre de pomme et de poire passé dans des fûts vignerons (Poimme, extra-brut 2020).

Dans sa cuisine ouverte tapissée de céramiques bleues, le Top Chef Baptiste Trudel, faussement nonchalant, veille au grain. Un shooter rouge écarlate de bortsch est servi en, guise de préambule, clin d’œil au nom russe de l’établissement qui désigne une chaleureuse maison de campagne. Suit en farandole de plats hauts en saveurs aux alentours de vingt euros : un petit pain chapeauté d’anchois et de lard de Colonnata, une daurade royale rafraîchie par un jus de concombre et d’eau de rose (le printemps dans la bouche !), une asperge africanisée par une sauce arachide…

« Baptiste est un pirate, un aventurier, c’était le chef parfait pour notre lieu », glisse le fondateur de Datsha, Alexandre Rapoud. Le jeune homme, constellé de tatouages et de piercings, se définit comme un épicurien. « Je voulais créer un espace clos, caché, pour mieux connecter les gens : les clients qui rentrent ici ne le font pas par hasard, ils viennent vivre une expérience particulière, rejoindre une famille cosmopolite, une bande de copains », explique-t-il, affalé sur un canapé, tandis qu’un ami vient lui claquer sans crier gare.

 

« Les clients
n’entrent pas ici
par hasard,
ils viennent vivre
une expérience,
rejoindre
une famille
cosmopolite,
artistique, une
bande de copains »
ALEXANDRE RAPOUD
fondateur de Datsha

Du saumon qui fond sous la langue

Voilà peut-être la clé du succès de ces restaurants de l’ombre : permettre de reconstituer un entre soi rassurant et de vivre de l’inédit, à l’heure où tout se dévoile sur les réseaux sociaux. Un autre épicurien, Gregory Benac, a même eu l’idée de créer une minuscule enclave gastronomique dans son nouveau club Pierre Charron, à deux pas du brouhaha des Champs-Elysées. Pour s’y restaurer, il faut montrer patte blanche aux agents de sécurité, passer par un sas en verre, faire scanner une pièce d’identité à l’accueil et bifurquer au sous-sol pour prendre un couloir près des tapis verts où le poker règne en maître. On découvre enfin La Salle à manger, un boudoir à la déco un rien vieillotte qui se révèle un très bon plan bistronomique.

Ici, c’est Eddie Bajeux qui régale : cet ancien chef de l’Hôtel Costes fait des merveilles dans une cuisine réduite au minimum, sans extracteur. Vous ne verrez pas ses assiettes sur Instagram ou dans une émission de télé-réalité. « Pour vivre heureux, vivons cachés », confesse ce grand discret qui fait de la dentelle avec des classiques (penne à la tomate, croque au poulet et à, la truffe…) pour moins de 20 euros et épate avec des recettes inspirées aux cuissons parfaites, comme pour ce saumon laqué au miso, juste rosé, qui fond sous la langue.

Tous ces lieux sont cachés sans l’être vraiment car il faut bien travailler. Et ce qui les rassemble, c’est une envie de retrouver la cabane de l’enfance, de jouer mais aussi de se jouer des codes de gastronomie. Cet état d’esprit se retrouve à son paroxysme chez Orgueil, qui doit ouvrir courant avril, non loin de Bastille. « Le restaurant sera divisé en deux parties, promet Eloi Spinnler, chef et associé du lieu. D’un côté, un bistrot classique, et, de l’autre, un restaurant gastronomique, caché par un miroir sans tain auquel on accédera en donnant un mot de passe en cuisine. »

Cette séparation entre les clients lambda et les privilégiés pourrait faire grincer des dents. Mais le cuisinier ajoute une bonne dose d’ironie au concept. Ici, la partie bistrot se régalera de plats tendance, tandis que le gastro héritera des abats et des épluchures, chères à ce chef anti gaspi. Une manière aussi de montrer que les « détritus » peuvent avoir de la noblesse… et qu’il serait bien dommage de les cacher ! ■

LÉO PAJON