LE CORPS ET MOI

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Septembre  2010

LE CORPS ET MOI

 

par Odile ARNOLD

 

La Faute à Rousseau n°37 - octobre 2004, pages 54 à 56

 

http://sitapa.free.fr

 

Pour moi, le corps a toujours été une réalité noble. Par chance, j’ai échappé à ces pensionnats, religieux ou même laïques, si fortement marqués par l’éducation du XIXe siècle, qui laissaient, jusqu’à il y a peu, des souvenirs si négatifs à leurs anciens élèves. Les histoires de bains en chemise et autres obsessions de la vue et de la vie du corps occupent encore tant de mémoires ! Ma mère les évoquait dans l’hilarité à la maison.

Mon père, tout protestant qu’il était, n’avait heureusement pas été élevé, malgré les principes austères de ma grand-mère, dans cette crainte de l’image de la nudité. Comme mon grand-père, il aimait l’art et, tout jeune, se sentit une vocation pour la sculpture, dont il fit sa profession.

Ma mère, elle aussi, avait pris une voie qui magnifiait le corps. Très musicienne, elle se consacra au chant et fit une trop courte carrière de cantatrice. La guerre de 1914 vint interrompre brutalement ses engagements et ses projets. Apres quatre ans de séparation forcée d’avec mon père, qui était à Verdun, elle refusa de les reprendre. Mais elle continua à chanter, pour elle, pour nous, pour nos amis. Chanter était essentiel pour elle, au plan physique comme psychologique. Baigner dans sa voix reste pour moi un souvenir poignant, comme les mille explications qu’elle me donnait sur le travail qu’elle avait effectué pour parvenir à cette plénitude.

 

J’ai donc grandi près de parents pour qui le corps était source d’épanouissement, objet de toutes leurs recherches, de ses possibilités, de ses formes, de son mystère. Je leur suis redevable d’une vision toute positive, sans fausse honte, de l’aspect corporel de l’être humain, de son lien à la personnalité de chacun et à sa réalité intérieure. Couple uni et accordé, ils rayonnaient le bonheur, une ambiance de spontanéité simple, d’accueil décontracté, joyeux, ouvert à tous.

Quel cadeau ils m’ont fait là ! Cette base de mon enfance m’a accompagné toute ma vie et aidée profondément pour devenir moi-même.

 

Mais si je ne connus pas les angoisses juvéniles de certains pensionnats, je dus pourtant par la suite faire moi aussi l’expérience de la vie de pension, de ses contraintes, et de l’obéissance ! J’avais trente-trois ans ! Je dus passer près de quatre années, pour raison de santé, dans un sana puis en postcure.

Oh ! ce n’était pas triste ! On n’était plus au temps de La Montagne magique. Grâce à la streptomycine, dont l’usage commençait, les cas n’étaient plus désespérés. Les séjours se comptaient désormais en nombre de mois. Tous, nous espérions retrouver une vie normale, même si ce devait être au prix de quelques bémols (reprise d’activité très progressive, parfois changement d’orientation...).

Ce sana des étudiants, mixte, près de Grenoble, me rajeunissait d’une bonne dizaine d’années. L’atmosphère y était particulièrement tonique. Certains garçons, venus des Beaux-Arts, débordaient d’imagination et se chargeaient d’animer des fêtes inoubliables. Par ailleurs, chaque malade était tenu de préparer un examen (la Faculté de Grenoble venait sur place faire passer écrits et oraux), personne n’avait le temps de languir. Moi-même, inscrite pour entrer dans un Institut Supérieur à Paris, ce qui m’avait valu de pouvoir intégrer ce sana malgré mon âge, je continuai à m’y préparer.

 

C’était seulement le début de l’utilisation des antibiotiques, on ne maîtrisait guère leur dosage et les traitements dits «ambulants» n’existaient pas. Les longues heures de lit restaient la norme: six heures, réparties en trois cures : une le matin et deux dans la journée, qui s’ajoutaient aux dix heures de nuit ! Aux entre-deux et pour les repas en salle à manger - si l’on était au régime «désalité» - on était libre de sortir et d’aller se promener alentour, au « petit bois », cher à tous. Sinon, comme « alité », il n’était plus question de quitter sa chambre et son balcon, sauf pour les Nescafé chez les voisines immédiates ou autres étages du « petit sana », celui des filles, rigoureusement interdit aux garçons.

« Alitée » fut ma condition pendant la plus grande partie de mon séjour, car je fus redevable à la chirurgie à deux reprises. Il y avait une fort belle salle de spectacle où nous avions le ciné-club et de multiples autres distractions excellentes. Seulement voilà, pour avoir le droit de s’y rendre, il fallait que votre nom ne soit pas barré sur la liste des demandes présentées chaque semaine aux médecins... Dur de connaître, à trente-trois ans, la soumission incessante d’un enfant devant un médecin, et la rigueur d’un pensionnat avec ses interdits pour les moindres événements (une visite inopinée aux heures proscrites), devoir solliciter toujours... En de telles circonstances, on obtenait généralement l’autorisation. Dans d’autres, on devait plier. Il fallait bien, le corps oblige.

Il m’a beaucoup obligée. Déjà j’étais restée à la maison six mois, couchée bien sûr, en attendant mon entrée au sana et l’opération que je devais y subir. Celle-ci (une thoracoplastie) se compliqua d’une embolie pulmonaire et d’une phlébite des deux jambes. J’y appris à vivre un mois et demi d’immobilisation totale et de dépendance absolue. Je ne connus pas de grandes souffrances, si ce n’est le moindre contact que je ne pouvais supporter sur les jambes. Je pensais sans cesse aux paralysés, aux infirmes, réduits à dépendre continuellement du service des autres. C’est un aspect du corps que les bien-portants n’entrevoient que par sympathie. Autre chose est de le vivre de l’intérieur...

 

Après ces quatre ans, je pus reprendre doucement mes activités, qui consistaient alors à suivre les cours de l’Institut Supérieur Catéchétique, consacré au renouveau de la catéchèse, qui anticipait de beaucoup les efforts du futur Concile. Après, je pris mes fonctions au diocèse de Paris pour un travail passionnant de responsabilité au Catéchuménat, qui s’organisait alors. La manière d’y parler du corps en catéchèse était évidemment sans rapport avec ce que ma mère évoquait de ses souvenirs de jeunesse.

Ma santé résista, mais je ne connus qu’une lente récupération de mon corps, atteint dans sa statique. Cette attention à l’équilibre de mon corps me donna l’occasion d’une patiente recherche sur sa sensibilité interne : long émerveillement pour moi que les variations infinies qu’elle offrait ! Je faillis en tenir un journal. Je regrette de ne pas l’avoir fait. Il aurait fallu tout noter, sans sauter un jour... J’étais trop prise par ailleurs.

Les années passèrent. Je fus à la retraite.

 

Pour occuper mon temps et me donner un but, je m’inscrivis à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, en choisissant le séminaire de Jean-Pierre Peter sur l’histoire de la médecine. Nous prîmes contact par téléphone et je lui demandai si, plutôt que de suivre les cours en simple auditrice, je pourrais préparer une thèse. Il accepta aussitôt, ajoutant seulement: « Mais je dois en déposer le sujet dès demain, c’est l’ultime limite ». Je raccrochai, consternée. Comment trouver si vite un angle d’étude ? J’allais renoncer. Mais je le rappelai : « Monsieur, il me vient une idée. Que penseriez-vous de « Le corps dans l’Église au XIXe et au XXe siècle »? Les différences dans la façon d’en parler, de le vivre...? » - « Très bien, je dépose votre sujet. Nous verrons après à cerner un thème plus précis ». Je passai le premier trimestre à rencontrer des spécialistes susceptibles de me suggérer des pistes. Je n’en trouvai aucune qui me convienne. Non, je ne voulais pas faire « l’histoire des sociétés de gymnastique » ! Finalement Jean-Pierre Peter me proposa de travailler sur les couvents : « Ce serait un excellent corpus, bien délimité : le corps dans les couvents de femme en France, au XIXe siècle ». Et me voilà avec ce sujet provocateur, vrai « casse-gueule » comme me le dit un autre de mes conseillers.

Je trouvai à la Bibliothèque Nationale des documents essentiels (règlements, biographies) sans avoir à consulter les archives des Congré­gations, dont aucune ne me donna l’accès, malgré mes appuis diocésains. Je plongeai alors, comme une ethnologue, dans un monde inconnu. Parmi ces soeurs que je rencontrai, et avec qui j’eus l’impression de vivre, je fis une nouvelle expérience intérieure de la condition corporelle.

 

Refus de toute spontanéité, les traits du visage, les gestes devaient refléter sans cesse une image qui se voulait entièrement irradiée de lumière divine, jamais de rire, mais de « saints sourires », une démarche lente... : le dédoublement qu’une certaine spiritualité très répandue à l’époque (heureusement dépassée aujourd’hui) leur demandait se situait à la racine même de la personne.

Cette lutte continuelle pour se créer une nouvelle apparence, dans le dessein d’offrir un reflet de la gloire de Dieu, me paraît bien pire à vivre que ma brève condition de paralysée des deux jambes !

 

Pour moi, le corps et l’esprit ne peuvent être séparés, ils ne font qu’un en ma personne. C’est ma personnalité en son fond le plus intime caché aux yeux de tous (et même aux miens...) qui est à la source de mon image et de mon comportement. Vouloir la remodeler de l’extérieur me semble vain et artificiel.

Ma thèse a été publiée sous le titre Le Corps et l’Ame. La vie des religieuses au XIXe siècle (Seuil, 1983) : j’aurais souhaité un titre moins austère, moins piégé par une position philosophique qui n’est pas la mienne. Mais il traduisait bien le mouvement qui n’a cessé de s’accentuer, au long du XIXe siècle, vers un angélisme déconcertant. J’ai pourtant rencontré quelques femmes d’une envergure et d’une liberté étonnantes. Chez toutes, d’ailleurs, aussi bien entre elles dans leurs maladies qu’au service des malades dont elles ont la charge, on trouve un souci du corps d’autrui et le respect de chaque personne dans sa plénitude corporelle et spirituelle. Elles ne distinguent pas ces deux aspects, pour ne voir que la présence du Christ en sa condition humaine et souffrante.

 

Cette façon d’envisager le corps, comme lié à la totalité de la personne, se redécouvre maintenant en médecine. Il y a peu, le malade n’était que ses organes. Au sana, on se sentait réduit à une paire de poumons. Aux dix ans d’anniversaire de sa création, on imagina de la célébrer autour d’un buste à la poitrine évidée où trônait un grand pot d’azalée... La médecine d’aujourd’hui tient davantage compte du mystère personnel et de l’unité profonde de chacun.