Entrée sur site en septembre 2015
ECRIRE A L’HEURE DU TOUT MESSAGE. PATHOLOGIES DU MESSAGE
Jean-Claude MONOD
Edition . Flammarion , 2013
Introduction et Point de vue, par Henri Charcosset
L’ouvrage est en quatre parties.
1/ Envoi
2/ Réceptions
3/ Objet
4/ Répondre
Nous reproduirons, ici un extrait de la
partie intitulée « Pathologies du message » page 120-128 .H.C.
Cela est très solidement documenté, et
richement analysé. Faut-il prendre pour autant ces analyses, comme totalement
applicables à toutes nos populations ? J’en doute.
Comme personne âgée déjà. La dispersion
géographique des familles est un fait irréversible. En matière de proximité
relationnelle, elle est largement compensable par les technologies modernes.
Déjà nombreux sont les grands parents qui voient leurs tout petits enfants grandir,
surtout via le logiciel Skype couplé à l’Internet.
Les rencontres en vrai prennent alors un relief, qu’elles ne sauraient avoir
quand on se rencontre »tous les huit jours ».
Comme parent d’enfants adultes
confirmés. Ils sont dans des professions à forte composante intellectuelle. Je
n’ai pas l’impression qu’ils abusent de la communication moderne, en dehors
de leur activité professionnelle.
Comme grand parent enfin, de jeunes
adultes ou adolescents .Comme dans la plupart des familles, ils ont eu ou ont
encore un peu tendance à abuser de jeux video et de relations Internet. La régulation à un niveau
convenable se fait alors de par l’autorité morale et l influence des parents.
Il n’y a pas besoin de connaitre
grand-chose en informatique, pour savoir et faire savoir que la lecture de
notre littérature classique garde toute son importance..
Au total donc, un article comme celui
qui suit doit surtout servir à construire par nous -même nos propres barrières.
Henri Charcosset. Septembre 2015. ,
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PATHOLOGIES
Recevoir constamment des messages , comme c’est souvent notre cas aujourd’hui , peut
détériorer notre capacité d’attention. On peut même parler ici de pathologie,
puisque la « cyberdépendance » et ses syndromes associés plus
spécifiquement aux messages ont leur entrée, au cours des années 2000, dans les
études psychiatriques.
Il est vrai que la notion même de cyberdépendance a été
contestée par des psychologues d’addictions réelles ( alcool,
drogue…) vers des formes de « passion » passagère et sur lesquelles
on n’a longtemps disposé d’aucune étude clinique d’ampleur.
On peut soupçonner également , comme dans bien
d’autres exemples d’ajout de « pathologies » aux manuels
nosographiques, sous la pression de
laboratoires pharmaceutiques ou d’autres lobbies, qu’un intérêt commercial
autant ou plus que thérapeutique se cache derrière la catégorie.
Dans un article paru le 23 octobre 2000 dans
le journal québécois la presse, « les otages du Web » , l’auteur mettait en cause le « marché
lucratif » des « cyber toxicomanies » :
« La grande prêtresse spécialisée dans le
traitement des otages du Web »
la psychologue
Kimberly Young, offre des séances aux accros de la Toile contre des billets
verts non virtuels
Le tarif est de 180 dollars les 50 minutes à
son bureau , 130 dollars par téléphone et, miracle de
la technologie, 37,50 dollars par courriel. » Le même article mentionnait
, en 2000 donc , qu’à l’ordre des psychologues du Québec seuls trois
praticiens faisaient valoir cette
expertise. Le marché n’a évidemment
cessé de croître, et la notion s’est , depuis, banalisée. Est-ce parce que la réalité
des pathologies s’est amplement confirmée, ou parce que l’intérêt financier a
eu raison des scrupules scientifiques ?
Un de ces syndromes est désigné par l’acronyme FOMO, pour Fear of missing out,
« angoisse de manquer » : il est défini ( par le World of Psychology) comme la « peur de rater quelque
chose de mieux que ce que vous êtes en train de faire » , ou encore comme
« une envie irrépressible de se connecter à des réseaux pour savoir ce
qu’il s’y passe, pour ne pas rater un évènement ou laisser échapper une
information intéressante »
N’a-ton pas là un effet typique
,et profondément étrange , de l’emprise des messages dans nos vie? Nous
pouvons aujourd’hui être absents à notre entourage en toute circonstances
.
La sociologue Sherry Turkle, au sortir d’un travail d’enquête sur les
transformations de la sociabilité des jeunes Américains sous l’effet des
technologies portables de communication, en a tiré un livre intitulé Alone Togeter (1) , que l’on peut traduire par « seuls
ensemble »- les deux termes n’étant plus opposés, mais simultanés .
Ce qui se dégage des interviews réalisés par Sherry Turkle , c’est en effet un mélange de plaisir lié à l’hyper
connexion et à la « publication » permanente de faits et gestes , et
d’inquiétude , que l’auteur recueille autant qu’elle l’exprime , à l’égard de
cette « recherche de compagnie sans intimité » et de communication
distance , sans les complications et les richesses de la conversation en face à
face .
La communication devient fuite, la connexion
permanente devient inattention incessante.
Une solitude paradoxale
apparaît, celle que moquaient les premières caricatures attachées à la nouvelle
notion d’ « ami » étendue aux ‘’contacts’’ sur Facebook,
mais je mange tout seul à la cantine. »
Plus profondément , c’est au sein même des
relations avec les proches que la connexion permanente creuse une solitude
d’un nouveau type , cette solitude-ensemble qui se traduit par le sentiment que
l’autre ( ou soi-même) ne peut supporter d’être avec moi qu’à condition
d’être simultanément ( et de préférence)
avec d’autres , de suivre une autre conversation, une autre «
actualité ».
Ne voyons-nous pas quotidiennement des couples
au café les yeux perdus non dans les yeux , mais dans
l’écran respectif de leur téléphone
portable ? Des groupes d’amis tous affairés à ne pas être ensemble, mais
chacun sur son appareil? Des publics de colloques dont l’attention est occupée
par tout autre chose que par l’orateur : par leur boîte mail? L’attention n’est plus réglée par le présent , la présence proche, elle cherche d’ailleurs si
quelque chose ne mériterait pas davantage son intérêt , et toute présence perd
de sa consistance, toute proximité de sa densité. Par un de ces paradoxes dont
l’histoire des technologies est si riche, des logiciels sont aujourd’hui
proposés aux possesseurs d’ordinateurs
pourvus d’Internet, et de téléphones portables ou de tablettes pour leur
permettre de…se déconnecter. L’un de ces logiciels s’appelle tous bonnement freedom. l’industrie informatique nous offre
généreusement désormais la liberté , c’est-à-dire la possibilité de se libérer d’elle-même ! Ce
n’est pas là le seul signe de la perception ambivalente de l’empire croissant
des messages dans le giron même d’Internet. Dans la région qui compte les
entreprises les plus célèbres du réseau mondial , la Silicon Valley , une coûteuse
école privée , la Waldorf School of the Peninsula , accueille des enfants dont les familles , pour
la plupart , travaillant dans les nouvelles technologies ( Google et Apple sont les proches voisines
de l’école). Or , cette école a pour
particularité d’éviter soigneusement de
recourir aux ordinateurs , télévisions et à quelque écran que ce soit ( 1). Ces deux cas s’expliquent , bien sûr , par le sentiment qu’il faut éviter
et combattre la dépendance qui lie aux écrans et aux messages , l’addiction
grandissante. A cet égard
, le fait que les groupes sociaux les plus « en pointe »
technologiquement organisent leur déconnexion prend une valeur sociologique: la
« sur connexion « serait comparable à la surconsommation de
télévision , avec des effets similaires ( hébétude, fatigue oculaire,
difficulté à se concentrer , isolement…). La télévision allumée en permanence est devenue un marqueur social
des classes pauvres de la population occidentale.
Faut-il prévoir une évolution
similaire du rapport aux messages ?
La volonté de cultiver une
distance à l’égard des écrans et des messageries s’explique aussi par
l’impression que l’incapacité à « débrancher » entraîne non seulement
des désagréments pour l’entourage ( L’indifférence à l’environnement immédiat ,
familial , amical au profit de l’écran et de contacts virtuels qui
pourraient être tout autres que ce qu’ils prétendent être ) , mais aussi pour
soi (perte de temps, impression de se disperser an fil de contenus qu’on ne
désirait pas vraiment connaître , mais sur lesquels on s’est laissé entraîner, passivité devant un
« flux » d’informations à la limite indifférentes , dont on ne
recherche plus que la nouveauté » …) . Trop d’informations tue la formation, trop de sollicitations tuent la
disposition à prendre le temps d’apprendre et de comprendre.
Cependant , ne faut-il pas relativiser cette crainte , à la fois
sociologiquement et histologique? Il est toujours bon de soumettre les
généralités des discours contre la technicité sociologique et statistique
. Les proclamations de disparition de l’écrit ou les requiem pour le
facteur que l’on est tenté d’associer au développement exponentiel du courrier
électronique et d’Internet se heurtent à une réalité quotidienne insistante:
dans l’entrée de mon immeuble , chaque matin , je peux
encore croiser mon facteur
Quant aux pathologies de dépendance aux
messages et d’hyper connexion , elles peuvent
apparaître comme des soucis de luxe : l’enfant des rues de Bombay ou la
grabataire occidentale en maison de retraite sont peu concernés , et bien des
gens souffrent assurément davantage de ne pas recevoir le moindre appel ou
message , de s’enfoncer dans la solitude et l’ennui. Peut-on dire que pour être
addict aux messages, il faut en avoir
les moyens , financiers et sociaux ?
Dans nos contrées
, cela a pu être vrai mais le devient de moins en moins. La diffusion
des technologies se traduit toujours par une baisse de leur prix et par leur
accès facilité . L’ordinateur personnel s’est
considérément banalisé et la téléphonie mobile est aujourd’hui l’objet d’un
intense investissement des « jeunes » du monde entier
, y compris dans les « quartiers » ou dans les zones reculées
des pays pauvres. ( En France , en 2011, selon une
enquête du Crédoc , 85% des Français possèdent un téléphone portable,
78% ont un micro-ordinateur et 75% sont
équipés d’Internet à domicile. Le type de l’adolescent qui passe plus de temps
sur son ordinateur, ou sur l’ordinateur familial , que
dans la vie « réelle » n’est nullement cantonné à la bourgeoisie.
Mais des disparités demeurent, liées à l’âge et à la classe sociale : d’un côté
les jeunes et les cadres supérieurs , équipés à prés de 90% ; de l’autre les plus
âgés et les milieux populaires , chez lesquels l’équipement est plus proche des
60%.
Un coup d’œil sur le passé
produit une seconde raison de relativiser les maux qui semblent liés , aujourd’hui , à l’empire des messages. La peur que
l’accélération des échanges et la diffusion de modes de communication rapide
n’entraînent une perte de la capacité à méditer, à se taire pour réfléchir , tout simplement à penser et à contempler
( (Heoreîn ) ,
est assurément beaucoup moins nouvelle qu’elle n’en a l’air . Dans un texte
de 1847 intitulé « Dialectique de
la communication éthique et éthico-religieuse » ,
Kierkegaard notait ainsi :
Bien que tout ne soit qu’un
tourbillon , l’on entend sans cesse des coups de semonce et de cloche exhortant
l’individu à se dépêcher, vite , à la seconde même , à tout jeter par-dessus
bord : méditation, silencieuse réflexion
, pensée apaisante de l’éternité , sinon il sera trop tard pour faire partie de
l’expédition de la génération qui se met à l’instant en route- et alors , c’est
affreux ! Hélas oui : confusion, la hâte
insensée de cette poursuite infernale. Les moyens de communications se
perfectionnent sans cesse- l’on arrive à imprimer de plus en plus vite , à une vitesse incroyable -mais la vitesse augmentant
, les communications répandent une confusion toujours plus grande (1).
Ajoutons « via
Internet » à cette description de
l’accélération des communications, et l’on aura la matrice d’un discours
qui se retrouve aujourd’hui , s’inquiétant de la
confusion, de l’entraînement de l’individu dans des spirales de communications
confuses , de la perte de la capacité réflexive. On notera pourtant qu’une
chose au moins a bien changé depuis que Kierkegaard a écrit ces lignes :
l’auteur du concept de l’angoisse s’étonne
qu’aucun livre n’ait été consacré à ce thème , «
La communication ».
Des bibliothèques entières ne
suffiraient pas , aujourd’hui , à contenir la production
mondiale sur ce sujet. L’inquiétude qu’exprime Kierkegaard devant l’effet de
l’accélération des communications sur la capacité réflexive est au cœur d’un
certain nombre de ces livres : « Réapprendre à lire et à penser dans un monde
fragmenté » est le sous-titre que l’éditeur français du
best-seller de Nicholas Carr, the Shallows ,a adopté ,
changement d’ailleurs le titre du livre pour un autre , plus direct :
« Internet rend-il bête ? »
La vitesse de communication
est ici seulement un élément d’une poussée
vers la distraction , le « multitâche » ,
la dispersion de l’attention , la dépendance de « cycles du
plaisir » intellectuel, optique ou neuronal au média Internet. Carr évoque
ainsi un cerveau en proie à une surcharge cognitive et à une perte de certaines
dimensions de la mémoire , en s’appuyant sur des
études psychologiques qui attestent une difficulté de construire une «
mémoire de travail » et de long terme , installant et consolidant des
acquis de connaissance. Submergé d’informations diversement pertinentes
, le cerveau ne parviendra pas à faire le tri et à s’approprier les
connaissances . C’est le moment de l’ » incrustation » dans l’âme de
la chose pensée, apprise , sue, thématisée par les
stoïciens pour l’élaboration de leurs techniques de la direction et de
l’attention de l’esprit , qui ferait ici défaut ou deviendrait plus difficile.
L’idée même qu’il faille « s’incruster » quelque chose dans l’esprit
paraît superflue, dés lors que toute information peut se retrouver
, en quelques instants , à la surface du Web. La grande angoisse de bien
des penseurs du début du XX e siècle était celle de la pétrification ou de la
« réification » des rapports sociaux, de la transformation des
individus en choses.
L’angoisse sociale
d’aujourd’hui s’exprime le plus souvent dans une métaphore : non plus celle de
la solidification de la présence jusqu’à son point minéralogique
, mais celle de la liquéfaction des relations, de l’inconsistance des
choses et des êtres dans une ouverture indéfinie et sans contours, dans un
éternel présent liquide.
1 . Sherry Turkle , Alone Together. Why We Expect More From Technology and Less
Form Each Other, New York , Basic Books , 2011
1 . Guillemette Faure , « ces branchés qui débranchent » , le Magasine du Monde , 18 avril 2012 , p.
48-53.
1. Soren
Kierkegaard, « Dialectique de la communication éthique et
éthico-religieuse » , in œuvres complètes ,trad . P.-H. Tisseau , E .-M .
Jacques-Tisseau , Editions de l’Orante , 1980 , t,
XIV, p. 364.