Article entré sur site en mars 2016

 

HYPOCONDRIAQUES, LE (VRAI) MAL DU SIECLE

 

Le POINT, Février 2014

 

 

Le top 5 des sites santé

 

 

 

 Nombre de visiteurs uniques en novembre 2013, en milliers

 

Part des internautes en France

 

 

Santé-médecine.net

4 025

8,7 %

 

 

 

 

Le Figaro santé

1 308

2,8 %

 

 

 

 

 

Topsanté

1 266

2,7 %

 

 

 

 

 

Medisite.fr/Planet.fr

1 214

2,6 %

 

 

 

 

 

Eurekasanté/Vidal

1 114

2,4 %

 

                            Sources : Mediametrie/NetRatings/Nielsen.

 

 

Phénomène. Un nombre croissant de Français sont sujets à l’hypocondrie. C’est grave, docteur ?

                                                                                                                                  

PAR JULIE MALAURE

 

Ce matin, Frédéric, 39 ans, dirigeant d’une petite PME à Roissy, se lève avec la certitude que quelque chose ne va pas. Une douleur brutale, dans l’occiput, comme la veille.

Là où chacun se contenterait d’un comprimé d’aspirine pour que ça passe, Frédéric, lui, envisage le pire. Il se masse la nuque, ressent une raideur, fixe l’ampoule du plafonnier, mais une sensation désagréable, comme un flash, le force à détourner le regard. Cette fois, il en est sûr, il s’agit d’une méningite. Et au ressenti de ces deux symptômes, qu’il connaît par cœur, son pouls s’accélère ; le voilà pris de vertiges, de bouffées de chaleur, dus, sans doute, à la fièvre qui va immanquablement s’installer. Frédéric se passe mentalement le film de sa mort, imminente, foudroyante, et ce matin encore il va devoir faire des efforts draconiens pour prendre du recul, résister à l’envie de courir aux urgences, incapable de se concentrer au travail tant qu’il n’aura pas eu, au moins, son généraliste en ligne.

 

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Frédéric, comme 2 à 4 % de la population française, selon les estimations, souffre d’hypocondrie, un trouble de nature anxieuse, une préoccupation centrée sur la crainte ou l’idée d’être atteint d’une maladie grave.

Tuberculose, leucémies, troubles cardio-vasculaires, scléroses en plaques et cancers : la liste des maladies qui obsèdent ces Argan en puissance, comme dans la pièce de Molière, est interminable. Adeptes du scanner, ils rêvent d’IRM, se damnent pour une scintigraphie. Abonnés aux urgences, exégètes de la posologie médicamenteuse,ils consultent à outrance, sans paradoxalement pouvoir faire confiance aux médecins. Ultra-angoissés à l’idée d’être malades et dans l’impossibilité de s’imaginer ne pas l’être, les hypocondriaques écoutent leurs organes, examinent leur corps en permanence. Frédéric raconte les heures passées à la recherche d’un ganglion, à se palper, se scruter, jusqu’à découvrir un bouton « inquiétant », une langue « trop blanche ». Il avoue sa terreur parce qu’il en est à sa seconde angine blanche de l’hiver (« ce qui pourrait cacher un début de glomérulonéphrite »), ne touche plus sa femme depuis que sa masseuse l’a griffé par inadvertance (« et si j’avais le sida ? »), masseuse dont le prénom lui échappe (« c’est sûrement un début d’Alzheihmer »). Pis, la semaine dernière, son bilan sanguin lui révélait un mal incurable : « Mes résultats montrent un déficit en LDH, le lactate déshydrogénase bas. Or, associé à des myalgies, des douleurs musculaires, il y a une possibilité de glycogénase musculaire qui, découverte à l’âge adulte, peut dégénérer plus ou moins vite dans un tableau de myopathie. » Un vrai Vidal ambulant !   ■ ■ ■

 

Le diagnostic du professeur Lejoyeux

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Nous avons demandé au professeur Michel Lejoyeux, responsable du département psychiatrie de l’hôpital Bichat-Beaujon, auteur de

« Changer… en mieux » et
« Réveillez vos désirs », à paraître le 27 février chez Plon, de diagnostiquer quelques hypocondriaques célèbres.

 

Hypocondrie

Ce sont les Grecs anciens qui ont identifié et baptisé le mal. Un élève d’Hippocrate décrit une maladie dont le siège se situerait dans les viscères, sous les fausses côtes ;
« hypo », au-dessous, et « khondros », cartilage. Hippocrate associe déjà la tristesse et la peur à cet état. La forme clinique classique de l’hypocondrie est parfois aussi appelée « arganisme », la science s’inspirant d’Argan, le Malade imaginaire de Molière.

 

 

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ARGAN,

LE MALADE IMAGINAIRE DE

MOLIÈRE

« Je sens de temps en temps des douleurs de tête », « Il me semble parfois que j’ai un voile devant
les yeux », « J’ai quelquefois des maux de cœur », « Je sens parfois des lassitudes par tous les membres », « Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’étaient des coliques ».
Argan souffre-t-il du foie, de la  rate ou du poumon ?

 

 

 

 

L’avis du psy

« Molière est notre meilleur psychiatre et le plus grand hypocondriaque du monde. Avec “Le malade imaginaire”, tout est dit. »

 

 

■ ■ ■ Cette obsession le pousse, lui et ses semblables, vers une forme d’errance, de cabinet en cabinet, menant à l’hyper onsultation. « Ils demandent des tas d’examens complémentaires », explique Philippe Houdart, généraliste à Paris, qui s’inquiète moins des cas de la forme grave de la maladie que de « tous ces gens borderline, à deux doigts de le devenir ». Car le phénomène est en train de se généraliser. La plus vieille maladie du monde, identifiée depuis l’Antiquité grecque, considérée par Freud comme « la troisième névrose actuelle », classée aujourd’hui « trouble de nature anxieuse », selon le DSM, ouvrage américain de référence sur les troubles mentaux, est en passe de devenir le mal du siècle. Ce qu’une étude TNS, réalisée en 2012, ne dément pas en indiquant que 30 % des actes médicaux pratiqués ne sont pas « pleinement justifiés ». Plus d’un acte sur quatre pour « rassurer les patients », précise le docteur Houdart.

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L’avis du psy

« Il n’y a que les psy en général et Freud en particulier pour se demander s’ils ne sont pas hypocondriaques quand ils s’intéressent à leur santé. On est là dans un grand raffinement, l’hypocondrie de l’hypocondrie, la peur de la peur. »

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SIGMUND FREUD

«… le bras gauche n’est plus douloureux depuis des semaines, la paroi thoracique est encore sensible, piqûres, sensations de pression, brûlure, cela ne s’est pas arrêté un seul jour (…). Ce qui me tourmente, c’est le fait de ne pas avoir de certitude sur la façon dont il faut prendre cette histoire.

Il me serait désagréable de révéler ce qu’il y aurait d’hypocondriaque dans l’évaluation de mon cas, mais je n’ai pas de point de repère pour en décider. »

 

Le nouveau mal du siècle

Pour le professeur Lejoyeux, le bien-nommé, psychiatre à Bichat, auteur de « Réveillez vos désirs » (à paraître le 27 février chez Plon), ce qui accentue encore plus le phénomène, ce sont les « névroses médiatiques ». « C’est la société tout entière qui nous pousse aujourd’hui en permanence vers l’hypocondrie ». « On ne fait plus un vaccin sans peser le pour et le contre », explique-t-il, faisant le compte des scandales et des crises de confiance sanitaires à répétition surexploités par les médias : du bisphénol A aux sulfates, en passant par le paraben, la mélamine, le Mediator ou les OGM. Pour preuve, le journaliste Christophe Ruaults, dans son hilarant roman « Confession d’un hypocondriaque » (1), relève de son côté qu’« entre 1999 et 2006 la rubrique Santé est passée du 12e au 4e rang du JT ». L’auteur, à raison, ne parle plus d’« information », mais de « harcèlement ». Un matraquage médiatique qui a conduit beaucoup des hypocondriaques latents, borderline, à franchir le cap par le biais, notamment, d’Internet, où prolifèrent les sites et les forums consacrés à la santé.

Les cybercondriaques

Aujourd’hui, sept Français sur dix consultent le Web avant d’aller chez le médecin et Internet est devenu le deuxième moyen de s’informer, devant le pharmacien. Conséquence, les psychiatres ne parlent plus pour ceux-là d’hypocondrie, mais de « cybercondrie ». Des malades compulsifs de l’info médicale, qui passent leur temps à consulter sur Internet. De Doctissimo à Atoute.org, c’est sur la Toile que ça se passe. Le forum du site Doctissimo représente la moitié de ses visites, et le site du docteur Dominique Dupagne, Atoute.org, compte 1 400 000 visiteurs uniques par mois et préfigure le virage vers la télémédecine telle qu’elle est pratiquée aux États-Unis.Parce que outre-Atlantique les « cybercondrtiaques » ont une belle longueur d’avance. Abonnée depuis la France au site américain MedHelp, Audrey, 29 ans, peut poser des questions à des médecins directement en ligne et obtenir une réponse quasi immédiate. Sur la page d’accueil, les titres des articles, « Les maladies neurodégénératives de l’âge : la face obscure de la longévité », « Comprendre la dépendance aux antalgiques », « Mon bébé souffre probablement de la mucoviscidose », donnent le ton. Pour circonscrire l’addiction, le site restreint ses cyberpatients à deux questions par semaine (20 dollars chacune), mais Audrey, dans son besoin compulsif d’avis médicaux, arrive à « pirater le système », nous dit-elle, en se créant de nombreux alias. Internet est devenu sa source de savoir médical en même temps que son médecin traitant. Mais, entre les foires à l’autodiagnostic des forums et la surabondance d’infos des sites (l’entrée « Cancer » ouvre 194 millions de pages sur le moteur de recherche Google), Audrey trouve un apaisement qui se trouve être aussi, et c’est le paradoxe, la source d’une stimulation perpétuelle de son angoisse.

 

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THIERRY ARDISSON

« Check-up, prise de sang, je ne veux pas mourir d’une maladie que je peux éviter », avoue l’animateur entre deux cigarettes.

L’avis du psy

« L’échelle subjective des risques est une idée qui m’étonne toujours. On a peur de certaines maladies et on continue à s’exposer aux risques du tabac. »

Les dangers du Web

Autre menace dénoncée par les médecins, les « conduites incohérentes » des hypocondriaques.  « Ça peut être un grand fumeur qui se scrute les orteils », explique le docteur Houdart. Un danger sur lequel le professeur Lejoyeux insiste : « À cause de leur grande vulnérabilité, les cybercondriaques s’exposent sur Internet à l’achat de médicaments miracles et de poudres de perlimpinpin auprès de n’importe quel charlatan ». Boris Cyrulnik, dans cette même veine, prédit « le retour aux médecines pittoresques, à la magie, qui peuvent soigner aussi, mais pas avec les techniques modernes ».

Guérir ? De l’espoir, on en a à Bichat, puisque aux malades imaginaires on propose des thérapies bien réelles. Les mêmes que pour l’addiction ou la phobie. Mais 30 % seulement des patients verront une amélioration persister au-delà de sept mois.Une amélioration, et non pas une guérison, nous dit-on. Surtout qu’avant d’en arriver là l’hypocondriaque aura résisté. D’abord à se faire soigner l’esprit, puisque c’est son corps qui souffre, ensuite parce que, nous dit Lejoyeux, il y prend du « plaisir » : « Malgré la peur, le malade trouve, même s’il a du mal à l’avouer, de la volupté. »

Gilles Dupin de Lacoste, lui, s’en est à peu près sorti. Ce super-hypocondriaque, terrassé plusieurs fois par jour, pendant des années, par des crises violentes, n’en connaît plus aujourd’hui qu’une ou deux par an. Son secret au quotidien pour lutter contre son angoisse : « Dès que j’ai une crise, je prends un anxiolytique et celui-ci calme la crise, donc je constate que c’est une crise d’angoisse, et non pas une maladie grave. »Dans son livre paru chez Payot (2), il prétend même être un « hypocondriaque heureux ». Lorsqu’on l’interroge, il met toutefois un bémol : « Je ne suis pas heureux au sens où on entend le bonheur. Mais j’ai compris que mon anxiété s ‘exprime par l’hypocondrie, et je l’ai accepté. »

Pour les autres, ceux qui n’ont pas encore trouvé la voie de la guérison, quelle est la marche à suivre ? « Très bonne question », répond le professeur Lejoyeux. En attendant des réponses concrètes du côté de la santé publique, l’hypocondrie, qui n’a décidément rien d’« imaginaire », bat des records

 

1.     Michalon, 256 pages, 17 euros.

2.     « L’hypocondriaque », de Gilles Dupin de Lacoste (Payot, 2006).

 

 

L’avis du psy

« Chez Drucker, on est davantage dans la gourmandise médicale.

Il raconte le plaisir de l’utilisation des soins et des examens complémentaires. »

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MICHEL DRUCKER

Tensiomètre et stéthoscope à portée de main, check-up sanguin tous les trois mois doublé dans deux labos distincts, « au moindre bobo ou coup de fatigue, je consulte ».
Un cardiologue, un pneumologue, un neurologue, un oto-rhino,
un diététicien et un ostéopathe le suivent en permanence, Drucker veut être « préparé au moment où [son] corps va [le] lâcher ».

 

 

 

 

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 WOODY ALLEN

« Je ne suis pas un hypocondriaque, je suis un alarmiste. Il y a une vraie différence entre un hypocondriaque et moi. Moi,
je n’ai pas des maladies imaginaires, mais des maladies réelles. »

 

 

L’avis du psy

« On parle ici de nosophobie, de peur de maladie plus que de certitude d’être atteint d’un mal incurable. Dans le même registre, Woody Allen dit que la phrase de la plus douce à entendre est : “C’est bénin.” »

 

 

« Malgré la peur, l’hypocondriaque trouve, même s’il a du mal à l’avouer, de la volupté. »

Pr Michel Lejoyeux

Comment savoir si l’on est

 

Qui ? Contrairement aux idées reçues, la moitié des hypocondriaques sont des femmes. Un ratio hommes/femmes stable, avec une augmentation du nombre ou de la gravité avec l’âge, due à l’approche ou la peur de la mort.

 

Quoi ? L’hypercondrie répond à trois critères principaux. D’abord la préoccupation excessive du fonctionnement du corps, ensuite la crainte ou la certitude d’être atteint d’une maladie grave, enfin, la résistance à la réassurance médicale. Parmi les comportements types, le besoin de porter

 

soi-même un diagnostic, le besoin de vérifier celui du médecin, celui de consommer des médicaments, de multiplier les examens ou les consultations, d’interroger les proches dans l’espoir d’être rassuré, l’impression de n’être pas compris, pas écouté, etc.

 

Quand ?

Au sens

psychiatrique

strict, la crise

doit durer

au moins six

mois.

 

 

Comment ? La plupart des

hypocondriaques sont des hy-

per consultants. Mais ceux qui,à l’inverse, s’angoissent mais ne consultent jamais sont peut-être atteints de nosophobie, c’est-à-dire la peur d’être frappés d’une maladie. Ce qui    dis

 

tingue la nosophobie de l’hy-

pocondrie (souvent mêlées) : le

nosophobe craint d’attraper

une maladie (évite les person-

nes qui éternuent, se lave les

mains fréquemment), l’hypo-

condriaque est persuadé d’avoir déjà contracté la maladie.

 

 

Cyrulnik : « Désormais, la souffrance est moins physique que psychique »

 


Théorie. Pour le psychiatre, la flambée de l’hypocondrie s’explique par les mutations de notre société.

 

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Boris Cyrulnik Neuropsychiatre.
Dernier livre : « Sauve-toi, la vie t’appelle » (Odile Jacob)

 


Le Point : Les psys s’inquiètent du nombre croissant d’hypocondriaques. Faut-il vraiment s’alarmer ?

Boris Cyrulnik : Les études montrent que 20 à 25 % de la population européenne souffre de dépression ou d’anxiété, et notamment d’hypocondrie. Les épidémiologistes de l’Organisation mondiale de la santé prédisent que l’augmentation des dépressions et des angoisses est telle que dans moins de dix ans on ne pourra plus les soigner.

Qu’est-ce qui a changé pour que ce nombre augmente autant ?

Au XIXe siècle, l’espérance de vie des femmes était de 36 ans, elles faisaient treize grossesses, sept enfants mis au monde, dont la moitié seulement atteignaient l’âge adulte. Les hommes vivaient plus longtemps, 55 ans, mais leur corps était fracturé, voire polyfracturé. On disait aux femmes : « Tu accoucheras dans la douleur » et aux hommes : « Un vrai homme ne se plaint pas. » La douleur faisait partie de la condition humaine. Elle trouvait une explication dans la métaphysique ou la religion.On donnait sens à la souffrance par la rédemption. C’était bien de souffrir parce que Dieu l’avait voulu ainsi.

Nous n’acceptons plus de souffrir ?

Aujourd’hui, la technologie a modifié les valeurs de notre culture. Avec les progrès technologiques, scientifiques et médicaux, ces énoncés culturels ont été de plus en plus contestés et nous sommes passés de la culture de la culpabilité rédemptrice (c’est bien de souffrir, ça rachète les fautes) à la culture du préjudice. C’est-à-dire que plus la technique, la science, la médecine ont fait des progrès, plus les malades ont revendiqué de résultats, puisque c’était possible.

Comme si la santé était devenue un droit pour tous ?

Exactement. D’autant que ce virage, qui s‘amorce depuis le milieu du XXe siècle, croise un autre facteur hérité de la Révolution française. Il s’agit du fantasme de l’égalité, ou de parité, laquelle est devenue une valeur forte de notre culture. Si je souffre et pas mon voisin, c’est que mon médecin ne m’a pas donné le bon médicament. Et plus on développe ces cultures de parité, qui sont une forme de progrès, bien sûr, plus on développe ce sentiment de préjudice, et même d’acrimonie, donc de douleur psychique.

Si la douleur est psychique plutôt que physique, que devient le corps ?

Le corps était un outil de travail pour les hommes. On redoutait d’avoir mal au dos, parce que cela faisait perdre son travail. On n’était plus un homme si on n’arrivait plus à travailler. Un homme serait mort de honte plutôt que de se plaindre de son travail. Maintenant, on souffre de travailler, alors qu’avant on était heureux de travailler, même en souffrant. La souffrance n’est plus valorisée. On n’apprend plus aux femmes de souffrir en mettant des enfants au monde ni en se laissant marier, ce qui était la fonction sociale de leur corps. Aujourd’hui, nous faisons du social avec nos diplômes, nos machines, non plus avec le corps, qui, lui, doit être mince, galbé. Ce souci du corps est le témoin de notre nouvelle culture. Le corps ne fait plus du social, il fait du beau. On est passé du corps œdipien au corps narcissique.

Comment cette différence entre le corps « œdipien » et le corps « narcissique » influe-t-elle sur notre rapport à la santé ?

Le corps œdipien, c’est le petit garçon qui pense : « Quand je serai grand, je serai mineur, comme papa. » Et la petite fille qui dit : « Je serai comme maman, je ferai des enfants. » Le corps narcissique, c’est : « Moi, homme, qu’est-ce que je suis beau ! Je prends parfois de la testostérone, je ne supporte pas d’être malade, je ne supporte plus de souffrir. » Donc, la nouvelle valeur du corps, esthétique, exige que j’aille tout le temps sur Internet demander le médicament à la mode. On prend du Prozac pour être souriant, on prend des hormones pour avoir des muscles galbés et on court tous les soirs pour ne pas avoir de poignées d’amour. Désormais, on voudrait être tous égaux et en bonne santé. Donc, la douleur existe toujours, bien que plus rare, mais elle est davantage psychique que physique. PROPOS RECUEILLIS PAR J.M.


 

 

 

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JEAN-JACQUES

ROUSSEAU

«… et je ne lisais

pas la description

d’une maladie

que je ne crusse

être la mienne.

 

L’avis du psy

« Les lectures peuvent nourrir l’angoisse et créer le syndrome du “pourquoi pas moi”. On parle aussi du syndrome de l’étudiant en médecine à propos de ceux qui se trouvent les signes des maladies dont ils apprennent la descrip-

tion. »

Je suis sûr que si je n’avais été malade je ne le serai devenu par cette fatale étude. Trouvant dans chaque maladie des symptômes de la mienne, je pensais les avoir toues. »

 

 

 

 

 

 

L’avis du psy

«L’hypocondrie

n’est pas seulement

une angoisse. Elle peut être comme chez Artaud une folie, une forme de délire dont le thème est le corps et son fonctionnement. »

 

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ANTONIN ARTAUD

« Aussi loin que je plonge dans le souvenir de moi, mes muscles, mes nerfs, mon sang sont un calvaire, mon squelette un billot, un étal, un échafaud… (…) J’ai le corps blessé dans les nefs des moelles et cela est irrémédiable, incurable, absolument irrémis-sible, et il n’y a pas d’opération chirurgicale qui puisse rendre  des nefs à un organisme qui les a rendus.

 

 

 

 

 

 

 

 

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« Supercondriaque »,
le film auto-inspiré de Dany Boon

 


 

Je suis malade et je n’ai pas Google ! » Romain Faubert (Dany Boon) panique. Hypocondriaque au plus haut degré, photographe pour un dictionnaire médical, Romain ouvre les portes avec
les coudes, se lave les mains après avoir composé un numéro sur un Digicode, fait ses ablutions au gel désinfectant, perd connaissance à l’idée d’embrasser les invités au réveillon… On le chasse à coups de pieds des urgences, on le voit rôder autour des pharmacies, harceler jour et nuit son médecin traitant, Dimitri Zvenska (Kad Merad). Il faut dire que le bon docteur, qui s’est pris d’affection pour Romain vingt ans plus tôt, s’en mord les doigts. À force d’incursions dans sa vie privée, l’épouse du médecin, une psy, commence à se poser des questions sur la véritable nature de la relation qu’entretiennent les deux hommes. Pour Dimitri, il est temps d’aider Romain à trouver une compagne et, par la même occasion, de retrouver la paix… Les sketchs de Boon sont hilarants, le tandem des « Ch’tis » reformé fait mouche, et ce n’est pas un hasard. Dany Boon n’a jamais été autant dans son sujet, puisque ce  « Supercondriaque », c’est vraiment lui.  Dès que je présente le moindre symptôme, je suis persuadé que c’est extrêmement grave et définitif : à 38,5°C, je suis à l’article de la mort ! » Comme son personnage, il a pourri l’existence de ses proches, gâté les nuits de son médecin de vingt ans. « On fait mieux rire les autres à travers soi », dit-il. Ce film,  personnel, sincère », est une comédie, mais c’est aussi une thérapie, « grâce à l’autodérision »  J.M.


 

 

 

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MICHEL BLANC

« J’ai peur des maladies. La mort ?

Oui, j’y pense tout le temps parce

que je suis hypocondriaque et

que ça ne s’arrange avec l’âge…

[j’ai] l’obsession de la dégénérescence du corps, j’y pense tous les jours.»

L’avis du psy

« La peur de la mort est la mère de toutes les névroses, ce qu’un psychiatre appelait le complexe universel. C’est un peu différent de la vraie hypocondrie.»

 

 

Henning Mankell

« Quand j’avais 17 ou 18 ans, et ni plus ni moins hypocondriaque que

n’importe qui, je me souviens d’avoir eu soudain un jour la sensation que

mes jambes ne me portaient plus. J’ai tout de suite pensé à une myopathie.

C’était tellement affreux que je suis allé voir un médecin. Il m’a ri au

nez. Il m’a dit : “Tu te fais trop d’idées. C’est ça, ton problème.” Je crois

que tout le monde a connu cela un jour ou l’autre : un petit bobo et clac !

les portes de l’enfer qui s’ouvrent ! Effroi, danger mortel… Vu sous cet angle,

nous sommes sans doute tous des hypocondriaques. Ingmar Bergman, par

exemple, était hypocondriaque à un point colossal. Je le taquinais là-dessus,

et il me répondait : “Je me réserve le droit de l’être et de continuer à l’être.”

Pas mal comme réponse, non ? » (I)

 

I. « Mankell (par) Mankell », de Kirsten Jacobsen (Seuil, 304 p., 19,90 €).

 

 

 

Quand l’hypocondriaque se transforme en tyran domestique

 

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Épreuve. Obsédé par ses peurs, le malade imaginaire fait vivre un enfer à ses proches et à son médecin.

                                                       

PAR JULIE MALAURE

 

Cette fois-ci, j’arrête. Stéphane raccroche, il ne demandera plus à sa compagne, Catherine, si elle a bien dormi. « Tous les matins, c’est pareil, j’ai droit à la liste de tout ce qui ne va pas ; si elle s’est réveillée et à quelle heure, ce qu’elle sentait et où… » Excédé, épuisé par les « phases terminales à répétition » de sa partenaire, il lui a finalement dit qu’il ne voulait plus rien savoir de son état de santé…

Régimes spéciaux, examens médicaux, silence, horaires : les hypocondriaques imposent leurs rythmes, leurs rites, leurs règles à eux-mêmes comme à ceux qui les entourent et transforment n’importe quel paradis en enfer. Car, mis à part ce qui concerne le corps et la santé —, ils se désintéressent du reste du monde, se désengagent du social.

Comme le mari de Sandrine. Cette dernière dit pouvoir dresser la « planisphère des fausses alertes en vacances » de l’homme qu’elle épousé il y a vingt ans. « D’abord il a enchaîné les fausses péritonites, toujours en France, chaque été. Puis les AVC imaginaires en Amérique du Sud. L’an passé, nous sommes partis deux semaines à Bali, et ça a été de nouveau des maux de ventre. Sauf que, cette fois, ce n’était plus l’appendice, mais des amibes… » le malade est un tyran qui fait tourner l’univers autour de ses organes. « Et le plus terrible, explique celle qui a surnommé son mari “mon tamalou”, c’est que, de retour à Paris, aucun médecin n’a jamais rien trouvé et ce qui l’a guéri, c’est une coloscopie. Après cet examen, plus rien. D’ailleurs, ce qui le soigne, ce sont toujours les examens, jamais les médicaments ! »

 

Le maître et l’otage. Le médecin redoute lui aussi l’autoritarisme de l’hypocondriaque. En 1967 déjà, le fondateur de la psychiatrie dynamique, Henry Ey, décrivait la relation complexe qu’entretient le patient avec un praticien quasi pris en otage : « Il s’agrippe au médecin, le capte, entend le diriger, le traiter tout à fois comme un complice et un responsable de son hypocondrie, il lui impose ses diagnostics, ses théories psychopathologiques. Sa présence continuelle lui est indispensable, moins pour l’apaiser que pour donner de nouveaux aliments à son anxiété, la justifier et lui accorder plus de prétextes. » Une expérience confirmée par le docteur Houdart, médecin généraliste à Paris : « Je les vois arriver fébriles en consultation. Ils ont leurs résultats d’analyse à la main, demandent des tas d’examens complémentaires, m’expliquent à l’avance ce dont qu’ils souffrent et me donnent au passage un cours de médecine. » Comme Argan dans
« Le malade imaginaire » : « Ma maladie, ma chère maladie, que serais-je sans toi ? »

 

 

 


 

30 %

c’est le taux

d’actes médicaux

injustifiés.

Il atteint 40 %

en Ile-de-France.

Enquête TNS réalisée

pour la Fédération

hospitalière de France

sur un échantillon

de 803 médecins

(mai 2012).

 

85 %

des actes injustifiés

sont demandés

aux médecins

par les patients

hypocondriaques

à des degrés divers.

Un chiffre qui

atteint 93 % chez les

médecins libéraux.

 

 

 

 

« Il s’agrippe au médecin, le

capte, entend le diriger, lui

impose ses diagnostics. » Henry Ey