Entrée sur site en Avril 2016

 

L’HUMOUR ENVERS ET  CONTRE TOUT

 

Marie ANAUT

 

L’humour entre le rire et les larmes

 

Traumatismes et résiliences

 

Boris Cyrunik 2014 Odile Jacob, Extraits

 

Rire malgré la tragédie.

 

Daniel a 10 ans lorsque son frère aîné est victime d’un meurtre dans des circonstances qui ne seront jamais élucidées. Cet évènement traumatique va durablement  bouleverser la vie familiale. La disparition brutale de son fils unique frère déstabilise profondément Daniel et le climat familial ne sera plus jamais le même. Plus aucune fête ne sera célébrée au sein de la famille. Implicitement la tristesse dicte ses lois. Dans cette famille confrontée à un deuil impossible, le rire est proscrit comme tout ce qui pourrait provoquer la joie ou la gaieté. Daniel se souvient : «  On n’avait plus le droit de rire, comme si la vie s’était arrêtée. Plus aucune fête. Tout n’était que tristesse à la maison.Heureusement , il me restait l’école et les copains du foot, là je pouvais me libérer , plaisanter ,rire de tout et de rien , comme les enfants de mon âge . »

 

Dans les familles confrontées aux deuils pathologiques, la prohibition du rire est souvent une règle instituée de manière tacite ou explicite. La tristesse non surmontée  n’autorise plus les manifestations de joie, le rire est perçu comme une insulte à la mémoire du défunt. Ainsi , Daniel se permettait de rire dans les espaces sociaux extrafamiliaux , mais non sans développer des sentiments de culpabilité avec lesquels il a dû composer.

 

La gaieté malgré le drame est-elle considérer comme obscène ? François Rabelais joue de cette provocation dans ses récits drolatiques. Il réussit à faire rire le lecteur à partir des contextes les plus dramatiques de l’existence. C’est ainsi que, lors de la naissance de Pantagruel (1), la mort en couches de sa mère Badebec sera bien vite oubliée par le nouveau père, Gargantua. Un instant partagé entre la joie de la naissance de son fils et le chagrin de la perte de sa femme, Gargantua hésite. François Rabelais décrit la scène ainsi : «  Ce disant pleurait comme une vache, mais tout soudain riait comme un veau. »

Toutefois, Gargantua se console aussitôt et il considère bien vite que «  rien ne sert de pleurer, cela ne la ressuscitera point ».  Puis il conclut prosaïquement : «  Il me faut penser d’en trouver une autre. »

 

De même, les récits de tortures et les nombreux et terrifiants malheurs dont fait l’objet Panurge sont présentés sous un jour  fort amusant.

De nos jours et dans la vie courante, manifester de l’humour dans des circonstances tragiques peut être considéré non seulement comme provocateur, mais comme embarrassant ou indigne, voire obscène. Cependant, certains humoristes professionnels ont construit leur carrière sur cette spécificité, en se situant à la frontière de la provocation et de la transgression.

C’était le cas de l’humour atypique de Pierre Desproges qui aimait choquer autant que faire rire.  Ainsi, parmi ses provocations, il n’hésite pas à déclarer : «  Il vaut mieux rire d Auschwitz avec un juif que de jouer au Scrabble avec Klaus Barbie (2). »

De même, il a témoigné d’un humour noir féroce envers les personnes malades du cancer, alors qu’il en été atteint lui-même ( La légende dit qu’il ne le savait pas , mais d’autres affirment le contraire ). Certaines choses de ses formules sont restées célèbres comme : «  Plus cancéreux que moi tumeur ! »

Le rapport intime entre l’histoire de vie et l’humoriste montre combien ces provocations comiques pouvaient exprimer des tentatives pour se jouer de ses propres angoisses. Comme le disait Sigmund Freud, l’humour sourit quelquefois à travers les larmes

 

«  La chose » et l’inquiétante étrangeté

 

Deux fillettes visitent une exposition de sculpture moderne et semblent passablement s’ennuyer. Lorsqu’elles s’arrêtent devant la sculpture très réaliste d’une main coupée ensanglantée, la plus petite dit à l’autre avec un grand sourire : «  Regardes, c’est la chose ! » Et toutes les deux éclatent de rire. En effet, elles font référence à la Famille Addams, c’est-à-dire à l’univers , inventé par le dessinateur Charles Addams ( connu pour son humour noir) , dont l’un des protagonistes est une main appelée La Chose . Cette main douée d’intelligence se comporte comme un personnage à part entière. Elle est capable de se déplacer et de faire toutes sortes de choses pour aider les autres personnages de la famille Addams, une famille monstrueusement sympathique qui plaît beaucoup aux enfants.

Nous pouvions nous attendre à ce que la sculpture d’une main coupée puisse gêner les fillettes, voire les effrayer. Mais elles évitent la menace de l’effroi en riant de la ressemblance avec un personnage de fiction qui leur est familier, ce qui neutralise l’aspect inquiétant. La Chose de la famille Addams est un donc un personnage sympathique et animé, beaucoup moins effrayant qu’une main coupée inerte. Ainsi, la plaisanterie des fillettes affaiblit l’aspect macabre et terrifiant de la main ensanglantée. En tournant en dérision la sculpture, en révélant le comique de la situation , elles évitent l’angoisse qui aurait pu être générée par la représentation d’une main coupée . Par l’humour, elles renversent la situation qui perd son caractère menaçant, elles peuvent en rire et s’en moquer. En soulignant son aspect grotesque, la confrontation devient supportable et même amusante.

 

L’attitude humoristique face aux vicissitudes de la vie modifie l’éclairage de la réalité et lui donne une coloration ironique, faisant naître le risible là où il n’y avait que le danger et l’angoisse . Qu’il s’exprime ou non par le rire, associé à la joie, à la gaité, à l’allégresse ou au simple contentement, ce qui lui confère une fonction cathartique. Il est fréquemment utilisé comme instrument de défense  contre l’angoisse dans des situations quotidiennes.  Ainsi, il peut aider les sujets à se protéger de l’envahissement des émotions négatives au cours des épreuves de l’existence.

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L’histoire des deux fillettes illustre ce mode d’utilisation de l’humour pour se protéger de l’angoisse dans la vie courante.

L’attitude humoristique est un facteur de souplesse et un bon pronostic de changement au cours du développement. C’est un indicateur de créativité qui révèle les ressources mobilisables pour parer aux difficultés de l’adversité. Il permet de découvrir et d’utiliser  de manière plus optimale nos compétences pour dépasser les traumatismes. Rire de quelque chose qui nous met en danger ou nous fait souffrir aide à s’acquitter de la peur , à endiguer l’angoisse et à se protéger des émotions morbides.

 

Faire le clown pour moins  souffrir

 

Julien , âgé de 11ans , est élève en 6e . Au cours de l’année scolaire, il change de comportement. Alors qu’il avait été un élève attentif et travailleur, malgré une propension à la gaieté, il délaisse ses devoirs, il est de plus en plus agité et passe son temps à faire le pitre. Tout est prétexte à rire et à plaisanter, il devient de plus en plus moqueur envers ses professeurs et ses camarades, qu’il pastiche avec un certain talent. Il semble s’amuser de tout et ne rien prendre au sérieux. Ce comportement finira par le marginaliser, ses camarades sont agacés par ses moqueries incessantes, de même que les enseignants qui déplorent de surcroît une baisse importante de ses résultats scolaires. Les professeurs, étonnés de ce changement, qu’ils ont attribué un temps à la pré adolescence , apprennent enfin par son père que Julien a récemment perdu sa mère .

Celle-ci est décédée de manière inattendue et brutale d’un cancer. Julien n’avait rien dit de ce décès qui était survenu pendant les vacances scolaires, et de fait était inconnu de ses professeurs. Interrogé sur les effets de la perte de sa mère par des adultes pleines de bonne volonté, Julien refusera catégoriquement d’en parler dans le cadre scolaire. Mais il finira par accepter de voir une psychologue extérieure.

 

Dans l’immédiat de la confrontation à la souffrance psychique, l’attitude humoristique constitue parfois une procédure de protection défensive un peu décalée, dont la forme révèle la recherche d’une adaptation adéquate; que l’individu ne va pas toujours trouver. C’est le cas lorsque les êtres humains adoptent une attitude qui consiste à «  faire le clown » pour moins souffrir. Ce comportement plaisantin vise à réduire l’anxiété consécutive à des situations stressantes, à des pensées ou à des affects perturbateurs. Faire le pitre fait partie des mécanismes de défense actuellement répertoriés (4).

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L’autodérision : rire de soi pour ne pas pleurer

 

L’humour peut consister à rendre risible nos propres faiblesses ou nos déboires par l’autodérision . Il s’agit alors d’adopter une attitude humoristique envers soi-même, de rire et de faire rire de soi , de ses défauts , de ses travers ou de ses malheurs , souvent en les exagérant .

L’autodérision constitue un support de communication qui permet d’aborder des sujets sensibles et douloureux comme le vieillissement, la maladie, le deuil, la sexualité ou la mort .

 

Ainsi, chez les personnes, le détachement humoristique peut rendre les aspects angoissants de l’avancée en âge plus supportables. Le documentaire I Feed  Good (6) ! nous donne une bonne illustration de cet aspect. En effet, il montre comment un groupe d’octogénaires américains a su traiter les questions existentielles liées au vieillissement par la dérision en constituant une chorale de rock roll qui s’est produite sur de nombreuses scènes à travers le monde.

 Le film donne à voir des choristes seniors qui pratiquent l’art de l’autodérision et notamment de l’humour noir à propos des thèmes délicats du rapport à la dégradation physique et à la mort . C’est ainsi que Fred, l’un des choristes déclare malicieusement : «  De continent en continent, j’ai fini par devenir incontinent ! » Mais c’est leur répertoire musical tout en clins d’œil et autodérision qui exprime le mieux leur état d’esprit humoristique. Ils semblent ainsi se moquer d’eux-mêmes mais surtout braver la menace de la mort par la dérision en interprétant des titres musicaux provocateurs comme : «  Should I stay I or should I go ? » , «  Forever Young » ou encore «  Staying alive » . Ces comportements facétieux peuvent se comprendre comme des tentatives pour réduire l’anxiété consécutives à des pensées ou à des affects perturbateurs et angoissants. Ils représentent la mise en œuvre de ressources psychiques créatives et étayantes, dont la particularité est de correspondre à des modalités relationnelles attractives socialement.

 

«  Je me presse de rire de tout , de peur d’être obligé d’en pleurer » , c’est ainsi que Beaumarchais (7) a également résumé cette démarche à travers les propos qu’il prête à Figaro .

L’exemple de l’humoriste Pierre Desproges pourrait l’attester , lui qui assurait : «  Ça fait moins mal quand on rit. » Ainsi, il a beaucoup plaisanté sur le cancer , alors qu’il en était atteint , faisant preuve d’un humour corrosif et provocateur , ce qui constituait d’ailleurs son originalité artistique . Aussi , aurait-il pu parler autrement de sa maladie que par la satire et l’autodérision ? Dans un le même esprit, le dessinateur Jean-Marc Reiser , qui nous quitté prématurément , avait également beaucoup plaisanté sur le thème de son rapport au cancer , l’évoquant explicitement pour mieux en rire . Il a mis en scène de manière souvent ironique et provocatrice à travers ses dessins cette maladie qui l’emportait !

Ces deux exemples reflètent une utilisation de l’humour qui comprend des composantes irrévérencieuses mais aussi offensives. En effet , les deux humoristes ont utilisé l’ironie acide , la satire et l’humour noir pour jouer des ressorts du comique en mettant en scène leur propre rapport à la maladie . Si rien n’indique qu’ils ont par ailleurs véritablement négligé le sérieux de leur état,en revanche , nous pouvons considérer que l’humour les a probablement aidés à en parler , à mettre en travail leurs angoisses et à les partager sur un mode ludique avec leurs semblables . Ainsi , Pierre Desproges ne jouait -il pas avec les mots autant qu’avec ses peurs lorsqu’il déclamait : «  Noël au scanner , pâques au cimetière ! » ?

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 «  On rit mal des autres quand on ne sait pas d’abord rire de soi-même »  disait Paul Léautaud . Avoir de l’humour peut donc consister à comprendre les plaisanteries, mais aussi à en faire, et souvent à accepter celles qui sont faites y compris à nos dépens, voire à utiliser l’autodérision pour plaisanter, rire et faire rire de ce qui nous arrive.

Mais l’autodérision est en soi une forme d’humour complexe , car cela suppose de pourvoir opérer un détachement envers soi-même et envers la situation qui nous concerne , fût-elle douloureuse . Car ce qui fait rire est souvent aussi ce qui fait problème et peut-être la source de souffrances et de tourments.

 

Woody Allen : L’auto dérision et la vraie fausse humilité

 

Woody Allen , dans ses films et ses sketchs , n’hésite pas à se mettre en scène en pratiquant avec beaucoup de talent l’autodérision à travers le personnage qu’il incarne à l’écran. Il semble dépeindre en amplifiant ses faiblesses jusqu’à la caricature burlesque. Toutefois , de ce fait , il maîtrise l’art de transformer ce qui pourrait apparaître comme des défauts chez lui ( il est petit , malingre , roux et pas très beau ) en qualités , par l’exagération et la  caricature de ses particularités réelles et supposées…

 

Bibliographie

 

1. Rabelais F. ( 1532) ,  Pantagruel , in Œuvres complètes ,  Paris, Gallimard , coll. . «  Bibliothèque de la Pléiade » , 1994.

2. Desproges P .,  Vivons heureux en attendant la mort , Paris, Seuil , 1983 .

3 . Freud S . ( 1919 ) , L’inquiétante Étrangeté et autres essais ,

Paris , Gallimard , coll. . «  Folio Essais » , 1985.

4 . Ionesco S ., Jacquet M-M et Lhote C .( 1997) , les mécanismes de défense . Théorie et clinique , Paris , Armand,coll . « Cursus » , 2005

5. Semoun E .,  Je grandirai plus tard  , Paris , Flammarion , 2013.

6 . Film documentaire avec Bob Cilman , fondateur de la chorale Young @heart ,filmé par Stephen Walker , 2008

7. Beaumarchais P.-A ., Le barbier de Séville , 1775

8. Klatzmann J. ( 1998 ) , L’humour juif , Paris , PUF, coll. « Que sais-je ? » ,  2009 , numéro 3370 .

9 . Minois G ., Histoire du rire et de la dérision , op.cit .