Janvier 2008

 

L’ESPRIT DE SOLITUDE

 

Jacqueline KELEN

 

Editions La Renaissance du Livre 2001

 

Extraits par Henri Charcosset

 

P13 Le célibat désigne un état civil. La solitude est un état d’esprit. On veut la faire passer pour une malédiction alors qu’elle est le sceau de notre nature humaine, sa chance d’accomplissement.

P14 Pour devenir soi et devenir quelque peu libre, il faut lâcher le recours permanent à l’autre, au regard de l’autre. Marcher seul. Refuser l’aide autant que l’apitoiement et la flatterie. La voie solitaire n’engage pas nécessairement à un combat héroïque, elle invite d’abord à la rencontre de soi-même, à la découverte de cet être qui n’est pas seulement un produit de la société, de la famille, de l’histoire ou de la génétique.

P21 Tout être humain a ressenti plus d’une fois dans son existence qu’en dépit des circonstances extérieures il est seul au monde… Le sentiment poignant d’être, quoiqu’il arrive, toujours seul avec soi-même n’a rien à voir avec un problème psychologique : c’est un sentiment métaphysique.

P23 Vouloir étouffer ou soigner le sentiment de solitude c’est empêcher un être humain de prendre conscience, de grandir, de faire quelque chose de sa vie.

P26 La solitude représente l’épreuve majeure de l’existence humaine. Autrement dit : l’épreuve grâce à laquelle un exemplaire de l’espèce humaine va se constituer sujet, grâce à laquelle un être immature va devenir majeur.

P37 Le « je » affirme sa différence… Là où le « moi » revendique et réclame des droits, le « je » se reconnait des devoirs… On comprend qu’une société matérialiste, coupée du sacré, uniquement préoccupée de possessions et de pouvoir, ne prenne en compte chez l’être humain que l’ « égo » et le « moi » et les flatte exclusivement, et qu’elle empêche, surveille ou limite toute émergence du « je » qui conduirait à la grande, à la seule liberté.

P38 Celui qui a maitrisé ou dissous son « égo » se retrouve dés lors séparé de bon nombre d ses contemporains. Cette distance qui s’est instaurée entre la foule et lui est invisible mais irréversible, elle se nomme conscience et elle surgit en certains instants de manière inattendue.

P42 Dans le monde contemporain qui ne s’occupe que de masses et de générations, à moins d’être un solitaire forcené ou un ermite au fond d’une grotte perdue, l’être humain ne vit jamais avec soi. Tout est programmé pour égayer ou briser ses rares moments de silence et de  solitude.
P43 On va donc s’employer, par des associations, par des salons de célibataires et des clubs de 3ème âge, à relier les gens entre eux (mais non pas chacun avec soi-même) et à leur faire oublier leur solitude en même temps que leurs propres désirs et leur destin particulier.
P44 La solitude s’avère le contraire de l’égocentrisme, du repliement sur soi et de la revendication pour sa personne. Le véritable solitaire se passe de témoins, de courtisans et de disciples.

P49 Ironie ou provocation que de chanter aujourd’hui les vertus de la solitude ou de vivre en solitaire… Tous ne parlent que d’intégration et de réinsertion.

P50 Savoir accueillir la solitude comme une amie rend plus fort et plus libre face aux épreuves et devant la mort- ce qui ne veut pas dire moins sensible. La fermeté d’âme n’a jamais empêché les élans du cœur.

P51 La solitude n’a rien de triste, mais elle a la gravité de l’amour, de la beauté, des choses essentielles. Elle enjoint de vivre avec courage, lucidité et attention. Envisager chaque être comme une solitude, comme un monde à part, est le plus grand respect que nous puissions lui accorder. Et s’éprouver soi-même comme seule au monde confine à l’existence une secrète dignité.

P70 On se rend compte que la vie solitaire est tout sauf une posture de rejet, de mépris ou d’amertume et elle n’aboutit pas à  un désengagement, à un refus définitif de tout lien social et humain. Mais cette solitude pleine, vivifiante, créatrice, permet à tout individu de se recueillir, de se recentrer et aussi de faire amitié avec lui-même et avec le monde qui l’entoure…

Celui qui vit en solitude n’est pas coupé de ses contemporains, il n’est pas lointain mais plutôt au cœur des choses, en intimité avec les êtres vivants- ceux qui passent aujourd’hui sur terre et ceux qui l’ont quittée. Ils se sont reliés en profondeur. Vivre en solitaire permet aussi d’explorer ses infinies ressources.

P73 Finalement, notre appréhension de la solitude, notre volonté de la combattre ou de la déprécier serait le signe d’une permanente lâcheté, d’une peur à frayer son chemin particulier. Et pourtant l’homme intérieur s’        accroit d’autant plus que la difficulté est grande, presque insurmontable. La force d’une épreuve est une preuve : elle ne cesse de désigner ce qui en chacun de nous reste intact, indestructible.

P79 L’intériorité que l’on découvre dans la solitude n’a rien à voir avec la promotion du moi, avec l’autosatisfaction : c’est le silence de soi, c’est une attention au monde, une gratitude aussi.

P81 Etre bien tout seul, être seul et heureux, cela n’a rien à voir avec un mépris des humains ni avec l’égocentrisme ; c’est le signe clair de la liberté. La maturité commence lorsqu’un individu se sent auteur et responsable de son existence, lorsqu’il ne demande pas aux autres de le rendre heureux, lorsqu’il n’accuse pas systématiquement les autres de ses propres faiblesses et insuffisances.

P82 Dans la solitude, je suis à la fois à l’écart et disponible. Je peux me livrer à l’étude ou à la prière, je peux marcher ou rester tranquille. Je peux écouter, rêver, ouvrir à deux battants les portes de l’imagination. Vivre solitaire est une façon de lutter contre l’inertie sous toutes ses formes.

P83 La solitude n’est pas l’équivalent de la liberté mais elle fonde la possibilité. C'est-à partir d’une solitude reconnue, bientôt aimée, que la liberté prend son envol et chante. L’individu est maître à bord et cela est à la fois exaltant et angoissant.

P97 La vie solitaire d’un penseur, d’un artiste, d’un ermite est un engagement, jamais une solution. L’expérience de solitude s’avère indispensable à tout être qui veut conquérir ou sauvegarder sa liberté …

Le besoin de reconnaissance apparaît bien comme le talon d’Achille de tout individu. Il explique que pour se sentir compris ou acceptés, des hommes préfèrent renoncer à leur liberté, à leur singularité. Le véritable solitaire ne cherche ni à plaire ni à être réconforté.

P103 Libre de tout pouvoir et de toute dépendance, le solitaire sait être heureux sans attendre l’approbation d’autrui. Il a conscience que les jours passent vite, qu’il ne faut pas remettre à plus tard d’aimer, de rire, de connaître, de bâtir.

P118 On pourrait dire que toute pensée naît de la solitude et renvoie à notre solitude.

P119 Le goût de la solitude signe la maturité et parfois le génie. Nul ne peut se dire philosophe, écrivain ou artiste s’il n’a pas exploré, épousé sa solitude. Beaucoup y puisent des forces, une inspiration, un silence fécond.

P125 Aimée, la solitude construit un socle de silence et donne à qui s’y voue un regard particulièrement aiguisé, la vue de l’épervier.

P127 L’écriture représente un dénuement extrême en même temps qu’un art glorieux. Celui qui écrit n’a pas besoin de beaucoup d’outils ni d’encombrants matériaux. Il a sa main, du papier, un stylo. Cet art pauvre lui permet d’être nomade, autonome où qu’il soit.

P152 Tant que l’individu cherche à l’extérieur celui qui le complètera, qui répondra à ses manques, il ne pourra que nouer des relations intéressées ou précaires, il fera un mariage bancal.

P158 Pour les personnes qui ont choisi de vivre en couple, il semble indispensable que chacun ait un lieu, des moments, rien qu’à lui : une pièce réservée où nul ne pénètre ; des amis qu’il continue de voir en particulier. Afin d’éviter toute confusion. Le défi que propose toute vie conjugale consiste précisément à vivre à deux, à être deux personnes différentes et distinctes, non pas une seule, non pas deux moitiés.

P162 Aimer quelqu’un, c’est honorer sa solitude et s’en émerveiller… L’amour que je ressens pour un être ne met pas fin à ma solitude mais il l’enrichit, l’enchante et la fait rayonner. L’élu, l’être aimé serait paradoxalement celui avec qui j’ai envie d’être seule.

P165 Une promiscuité permanente que n’équilibrerait aucun moment de solitude, aucun espace privé, conduit à coup sûr à la haine de l’autre ou à l’insuffisance. Il serait important de s’en souvenir dans toute vie collective, dans tout entassement de population. Une alliance se conclut, une amitié se célèbre entre deux personnes qui savourent leur radicale différence. Ce qui garde chacun de toute intrusion, de toute ingérence.

P168 Tant d’images négatives s’attachent encore à la solitude qu’il est nécessaire de redire qu’ être seul n’équivaut pas à être incomplet et qu’être solitaire ne signifie pas être dépourvu d’amis, de chaleur, de tendresse.

P173 Ce n’est pas l’amour qui brise la solitude ; c’est la solitude qui rend possible l’amour. Le vrai solitaire n’a rien à perdre et ne cherche à rien posséder. En rencontrant des personnes diverses, il ne craint pas le jugement d’autrui puisqu’il se connaît et s’est affermi dans son état ; il ne risque pas de perdre une image de marque qui s’est déjà évaporée, et ne redoute pas la déception puisque de l’autre il n’attend nulle gratification, mais avant tout le plaisir de la découverte, le goût de l’échange. Et ainsi il peut aimer l’autre d’être l’autre.

P174 La solitude apprend à aimer, elle apprend à poser un regard étonnant et bienveillant sur les êtres et à respecter leur secret. Elle invite à la gratitude et à la louange.

P183 Une vie solitaire dans le désert met l’être humain dans une position radicale, peut-être intenable, face à ce qui le dépasse, face à l’inconnu, sans nul intermédiaire, sans aucun faux-fuyant. L’ermite n’a aucune place dans la communauté humaine, c’est son silence qui lui tient lieu d’habitation.

P202 Une vie solitaire vécue dans le siècle et sans but religieux s’avère dangereuse et stérile si elle renforce un moi arrogant et tyrannique, si elle conduit au mépris des autres au lieu de mener à la simplicité et à la bienveillance, au lieu de relier à tous les êtres vivants.

P206 Notre monde manque de solitude … On parle beaucoup actuellement de ce « vivre ensemble », mais cet art – qui est d’écoute et d’accueil d’autrui ne s’acquiert que dans l’expérience de la solitude.

P207 Il n’y a pas de spiritualité de groupe. L’être spirituel est un être unique… On croit que la spiritualité rend libre. Non. Pas plus que telle religion, que telle philosophie, que tel parti politique. C’est l’esprit totalement libre qui est spirituel.

P208 Lorsqu’un homme a épousé sa solitude, il peut aller dans les villes ou demeurer à l’écart, il se sent bien en tous lieux et en toute compagnie et il n’est guère troublé par les circonstances extérieures. L’état acquis par le solitaire est un affranchissement du monde des contingences et de l’éphémère, aussi peut-il se vivre hors des religions et des formes.

P209 Vivre comme un moine dans le monde, tel est le noble défi qui se propose à l’homme aujourd’hui, conscient de ses devoirs envers les autres et la nature entière, mais aussi les dettes qu’il a envers l’Eternel.