Article entré sur site en mars 2016
LE LIEN ÉROTIQUE JUSQU'À
LA MORT ET MÊME AU-DELÀ
(PP 179-187) Extrait de Sex and
Sixty, Un avenir pour l'intimité amoureuse (Éditions Robert Laffont,
Versilio, 2015).
C'est une jolie
expression que j'ai entendue un jour d'un couple âgé, qui faisait encore
l'amour, mais différemment.
André (89 ans) et
Jeanne (85 ans) vivent depuis soixante-cinq ans ensemble. Ils sont en assez
bonne santé et autonomes. Leur connivence heureuse ne fait aucun doute. Je la
sens d'emblée à leur manière d'être, en eux-mêmes, calmes et rayonnants, et
avec l'autre dans cette « expansion douce » que je perçois comme une
sorte de halo invisible qui les tiendrait ensemble. On ne sent bien près d'eux,
ce qui est déjà un signe. Ils respirent donc quelque chose d'heureux. Nous
parlons de leur vie, et j'apprends qu'ils « se sont mariés pour la
vie » et que si leur couple a duré, malgré les épreuves et les coups durs,
c'est qu'ils ont toujours été fidèles l'un à l'autre et se sont fait une confiance
absolue. André me confie : « J’ai toujours pensé que face aux
tentations − et il en a eu − il ne fallait pas de première fois.
Quand un homme trompe sa femme une fois, il ouvre une porte qui ne sera jamais
plus refermée ! » Et Jeanne d’ajouter : « Je lui ai toujours
fait confiance. Je savais que si j’avais une épreuve je pouvais m’appuyer sur
lui. » Cette connivence douce qui émane d'eux, aujourd'hui, dans leur
grand âge, repose de fait sur une connivence physique, un attrait qui a
toujours été là.
Je les regarde et
les trouve beaux, tous les deux. Lui a une élégance certaine, une virilité
posée, un beau regard dans lequel on lit une solidité, une confiance en soi qui
donne envie d'aller vers lui. Elle a un joli visage, très féminin, qui dégage
une sensualité douce et réservée, mais aussi une certaine force. Je leur pose
une question assez intime à laquelle ils ont bien voulu répondre : comment
leur sexualité a-t-elle évolué en soixante-cinq ans ? Elle me répond sans
hésiter qu'avec le temps cela n'a fait qu'aller mieux. Bien sûr, après une
première lune de miel de trois ans, il y a eu des moments où avec les
grossesses et les enfants elle s'est sentie moins disponible, et lui a pu
traverser des périodes durant lesquelles le travail, les soucis, ont eu leur effet
raboteur, mais au fil des ans, le plaisir de faire l'amour est resté vivace.
« On l'a fait très longtemps. » J'ai compris qu'ils ne le
faisaient sans doute plus mais n'ai pas osé demander depuis quand ils avaient
cessé de le faire, car j'ai senti qu'ils avaient trouvé une autre
manière d'être sensuellement et tendrement ensemble. C'est elle qui a tenu à
préciser qu'ils n'avaient jamais fait chambre à part, qu'ils dormaient toujours
dans le même lit, l'un contre l'autre, main dans la main avant de s'endormir,
et que ce contact tendre des peaux et des corps était quelque chose de vitale
pour elle.
Et puis elle m'a
parlé de la danse. Ils ont toujours aimé dansé, des danses de salon et depuis
peu des danses country. Alors André s'est animé. Il m'a raconté que lors d'un
séjour au ski avec un groupe de seniors, ils ont assisté à une soirée dansante
dans l'hôtel où ils se trouvaient avec de jeunes cadres. Ils se sont mis à
danser des valses, des tangos, des paso doble, et les jeunes sont venu les
féliciter pour le plaisir qu'ils donnaient à voir, un plaisir rare, celui de
corps vieux rendus beaux par le rythme et l'accord. Ils dansaient bien, et on
sentait manifestement qu'ils avaient du plaisir. Les jeunes n'en sont pas
revenus ! Ils avaient devant eux la preuve que l'on peut encore danser et
faire l'amour tard dans la vie.
Au fond, André et
Jeanne cultivent le plaisir de l'entente, comme on cultive un jardin, avec
attention et conscience. C'est le plaisir qui est au centre de leur couple,
même quand ils partagent leurs soucis communs. Ils sont attentifs l'un à
l'autre, se parlent beaucoup,et ne « s'engueulent » jamais. Ils ont
conscience de la chance qu'ils ont d'être encore ensemble et remercient
quotidiennement le ciel, auquel ils croient, de cette grâce.
« Oui, nous
avons de la chance, car parmi nos amis du même âge, certains “se supportent mais ne
s'aiment plus”.
Ils comblent un vide réciproque mais ne sont pas heureux. » Cette chance,
ils la considèrent l'un et l'autre comme un bien fragile, précaire, car ils
n'ont plus trop peur que des « tentations » viennent ébranler leur
couple, ils savent que la réalité de la mort les attend, et qu'ils devront se
quitter un jour.
Le
couple n'est donc pas une sécurité, un rempart, une garantie contre la
solitude. Il ne protège de rien du tout. Il est un risque.
Ils ont la chance
d'être encore deux, ensemble, à leur âge, et je pense à tous ceux et celles qui
aimeraient vivre cette complicité sereine et tendre, mais qui seuls, veufs ou
divorcés, ont déjà rayé l'amour de la carte de leurs projets. La solitude les a
installés dans un pessimisme tranquille. Ils semblent s'être accommodés de ce
deuil de leur vie amoureuse et sexuelle, mais c'est tellement souvent au prix
d'une sorte de résignation triste qui les fait vieillir à toute vitesse. Je
pense aussi à tous ces couples qui ne font plus l'amour depuis longtemps mais
qui restent ensemble pour toutes sortes de bonnes raisons qui vont de
l'habitude à la peur de la solitude. Je croise parfois leurs regards dans les
restaurants parisiens où je vais dîner. Ils ne s'adressent pas la parole de
tout le repas, mangent avec application, émettent tout juste une appréciation
sur le vin ou le plat qu'ils dégustent, mais ils ne se racontent plus rien et
semblent s'ennuyer. Ils ne font certainement pas l'amour en rentrant. Leurs
occupations solitaires, Internet, la lecture, la télévision les attendent. Éros est parti depuis longtemps.
Le docteur Olivier Soulier a quelques histoires à raconter
quand je lui parle de mon intérêt pour les amours de vieillesse.
La première patiente dont il me parle est une veuve de 90
ans. Il la décrit comme pleine de charme, très coquette, encore très
séduisante. À quoi cela tient-il ? Sans doute au fait qu'elle a toujours
été désirante, et qu'elle le reste. « Mon secret de longévité, c'est le
plaisir », lui a-t-elle dit une fois. Gabrielle a vécu toute sa vie avec
le même homme, dans une propriété viticole du Languedoc. Elle a connu son mari
à 20 ans, et n'a jamais connu d'autre homme. Le désir était au centre de leur
vie de couple, et à 80 ans passés, raconte-t-elle, ils faisaient encore l'amour
deux ou trois fois par semaine. Et si Robert était occupé à son bureau, elle
n'hésitait pas, si elle en ressentait l'envie, à lui faire une vraie parade
amoureuse, jusqu'à ce qu'il lui fasse l'amour. Un jour, Robert est mort
accidentellement. Gabrielle a alors « somatisé » de multiples
façons : cystites, démangeaisons vulvaires.
Olivier la voit en consultation et comme il la connaît bien,
et depuis longtemps, il lui parle franchement : « Il vous manque,
Robert ? Vous avez encore envie de faire l'amour avec lui ? »
Gabrielle s'est effondrée : « Qui peut comprendre qu'une femme de 85
ans ait encore envie de faire l'amour, docteur ? » Olivier lui
demande alors si parfois elle se caresse. Gabrielle se récrie. Elle ne l'a
jamais fait. Son homme s'occupait suffisamment bien d'elle. Quelques mois plus
tard, elle revient en consultation. Le prurit valvaire a disparu. Gabrielle
confie alors qu'elle a beaucoup réfléchi à la piste suggérée par son docteur.
Elle s'est donc caressée et, oh surprise, elle a senti que Robert était là. C'est
comme s'il la caressait lui-même. Olivier me dit que cela ne l'a pas étonné du
tout. Il y a une mémoire de la peau et du corps. Quand toute une vie érotique
s'est imprimée dans son corps, on la retrouve.
Gabrielle sait donc maintenant comment garder le lien avec Robert et
toute leur histoire d'amour et surtout elle a retrouvé la flamme du désir qui
la maintient en forme à son âge.
Lui qui voit tant de monde dans son cabinet, il est
convaincu que la vie amoureuse et érotique d'un couple peut durer toute la vie,
« si la qualité du lien entretient la petite flamme du désir, aussi petite
soit-elle ».
Il se souvient, lorsqu'il était jeune médecin, d'un couple
âgé chez qui il était hébergé alors qu'il remplaçait leur fils médecin. Le
matin, alors qu'il prenait son café à moitié endormi, il voyait l'homme
s'approcher de sa femme au fourneau, la coincer contre la cuisinière et se
frotter contre elle avec délice. Ils riaient tous les deux. En fait, ils
faisaient chambre à part, parce qu'il la gênait en ronflant. Olivier pensait,
comme on peut l'imaginer à 25 ans, qu'il n'y avait plus de vie sexuelle entre
eux. Mais il a constaté que ce n'était pas le cas : ils lui racontaient
avec le plus grand naturel, qu'ils se retrouvaient toujours « pour un
câlin » le soir ou le matin. Ils avaient un code humoristique. Il arrivait
dans la chambre en disant : « Madame, la nature parle » et elle
répondait en riant : « Que la volonté de Dieu soit
faite ! » Olivier a appris quelques années plus tard la mort de l'un,
et l'autre est mort trois mois plus tard. Ces couples très fusionnels et
désirants meurent souvent quasiment ensemble. Le survivant ne tarde pas à
suivre celui qu est mort en premier.
Ces amours de vieillesse tiennent uniquement par la qualité
du lien, conclut Olivier. Certains hommes octogénaires peuvent avoir encore une
érection suffisante pour pénétrer leur femme, même si elle est moins longue et
moins fréquente. C'est parce qu'ils se sentent aimés et désirés. Il n'y a pas
que le désir de l'homme, l'attitude de la femme est importante. « La femme peut parfois casser l'homme
ou le ressusciter », dit-il et pour illustrer ses propos, Olivier me raconte l'histoire de cet homme
d’affaires de 60 ans qui avait une femme « difficile », l'humiliant
sans arrêt, le traitant de mauvais amant et qu'il a fini par quitter. À 70 ans,
il a rencontré une femme de 65 ans. Comme il n'avait pas fait l'amour depuis
dix ans, il avait perdu toute « capacité érectile ». Sa nouvelle
compagne n'y a pas attaché d'importance. Ils ont inventé un jeu érotique entre
eux et se sont donné du plaisir autrement. Il a mis deux ans à retrouver son
érection.
Cela montre qu'un homme qui « cesse de bander »,
dit Olivier, peut très bien retrouver sa virilité avec une compagne douce et
aimante. « Il faut juste du temps et de l'amour. »
La force du lien érotique est telle que certains veufs ou
veuves, quand ils osent en parler, évoquent le prolongement de ce lien, au-delà
de la mort. C'est un sujet tabou, des choses dont on ne parle pas.
J'en ai parlé avec Noëlle Châtelet qui a eu le courage
d'aborder cette question de la présence des morts dans l'un de ses romans, Madame
George1.
On y lit les confidences de Mme Mansour, une veuve de 75
ans, « longue natte plus blanche que blonde posée sagement sur sa
poitrine, recroquevillée de tristesse, à son psychiatre, au sujet de la
présence de son mari, décédé. Le chagrin d'une femme... soudain sans son homme.
Sans lui. »
« Comme
je vous l'ai dit, l'autre jour, docteur, mon mari s'est mis à me rejoindre la
nuit. J'ai toujours veillé, aussi bien, à lui laisser toute sa place à droite
de notre lit. Jamais je n'aurais osé l'occuper. Jamais je n'ai débordé de la
mienne. J'ai besoin de si peu, il est vrai... Le moment où il me trouve est
très doux, très réconfortant... Il n’est pas là toutes les nuits. Mais sa venue
me réveille. Je sais quand il arrive… Difficile à dire… Généralement, c’est le
changement de température qui m’alerte. Il fait soudain plus chaud, ou plus
froid, au-dessus de ma tête. C’est une vibration de l’air, si précise parfois
que j’ai l’impression d’une caresse sur mes cheveux… Il aimait tant mes
cheveux… il n’a jamais voulu que je les coupe, voyez-vous… Ensuite, le matelas
se creuse mais de façon tellement légère, imperceptible que… Que je doute… et
pourtant, le poids sur le lit existe bien…Pas comme avant… Avant sa
mort. » Le psychiatre lui demande alors s’il s’agit d’un poids sans poids.
« Oui, c’est cela, docteur. Exactement. Et la sensation d’une forme aussi,
si je tourne la tête de son côté, dans le noir. Difficile d’expliquer… »
Le psychiatre
poursuit : « Vous voulez dire une forme sans forme, invisible et
pourtant circonscrite et sur vous, non pas un regard, mais un regard devenu
pensée… Abstrait… L’idée d’un regard, c’est cela, madame Mansour2 ? »
Cette jolie septuagénaire n’a pas
peur de ce qui lui arrive, de cette présence de son mari dans son lit.
« C’est un tel bonheur de pouvoir se retrouver ainsi ! C’est bien la
preuve qu’il pense à moi, comme je pense à lui ! Au fond, il n’existe pas
de coupure décisive entre les morts et les vivants… Il y a des passages, j’en suis
persuadée3. »
Ce que Noëlle
Châtelet décrit là, dans son roman, elle témoigne en privé qu’elle l’a vécu. Et bien d’autres personnes aussi.
Cette impression physique de la présence d’un corps que l’on a aimé. Lors d’une
conférence récente4, j’ai
entendu Noëlle se demander si ces « corps immatériels » étaient
l’effet d’une imagination sensorielle ou s’ils avaient une réalité, que la
science pourrait prouver un jour.
Suite dans l’ouvrage..
1.
Noëlle Châtelet, Madame George, Le Seuil, 2013. p. 68.
2.
Noëlle Châtelet, Ibid., p. 70.
3. Noëlle Châtelet, Ibid., p. 68-70.
4. Colloque Audiens, « Les chemins du
deuil », du 15 novembre 2014. Intervention de Noëlle Châtelet :
« Nos chers disparus. »