Sections
du site en Octobre 2009 : Ajouts successifs d’articles -- Sujets
d’articles à traiter – Pour publier -- Post-Polio -- L'aide à domicile --
Internet et Handicap -- Informatique jusqu’à 100 ans – Etre en lien --
L’animal de compagnie -- Histoires de vie -- Donner sens à sa vie – A 85 ans aller de
l’avant -- Tous chercheurs -- Liens –
Le webmestre.
RETOUR
A LAPAGE D’ACCUEIL : CLIC AUTEURS, TITRES DE TOUS
LES ARTICLES : CLIC SYNTHESE GENERALE: CLIC
°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°
Juillet
2011
LE VIEUX QUI
LISAIT DES ROMANS D’AMOUR
Luis SEPULVEDA
Roman traduit de l’espagnol,
Editions Métailié, 1992
Pierre Lepape, Le monde,
août 1992, pour la présentation
°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°
Présentation
par Pierre Lepape
Le vieil homme
et la forêt
Premier roman
d’un écrivain chilien entré dans la quarantaine, par ailleurs totalement
inconnu, publié par une maison d’édition qui ne dispose pas de moyens
importants, Le Vieux qui lisait des
romans d’amour connaissait un large succès public avant même que les medias
ne s’emparent de sa toute fraîche célébrité.
Le sujet du
roman n’y est pas pour rien. Sepulveda le dédie à son ami Chico Mendes, le
défenseur de la forêt amazonienne, « l’une
des figures les plus illustres et les plus conséquentes du mouvement
écologique universel », assassiné
l’an dernier par des hommes de main « armés
et payés par de plus grands criminels, de ceux qui ont tailleur et manucure et
qui disent agir au nom du “progrès” ». Le
livre est une dénonciation impitoyable, bien que sans emphase, de la destruction
aveugle, systématique, cruelle et stupide de cette forêt-continent qu’est
l’Amazonie et, à travers elle, des équilibres fragiles et vitaux qui lient
l’homme et son environnement naturel.
Le goût des
images
Sepélveda
n’entonne pas la vieille antienne du bon sauvage qui s’oppose au méchant
civilisé, son vieux héros n’a rien d’un innocent primitif - il dévore des
romans d’amour, c’est tout dire - et le monde dans lequel il vit ne s’appelle
El Idilio que par ironie et antiphrase. Rien de moins idyllique que ce bord de
fleuve noyé de pluie et de boue, dangereux, brutal, hanté par la peur et par la
souffrance, enfermé dans sa solitude et son ressassement. La nature, montre
Sepulveda, ce n’est pas le paradis, pas le jardin d’Eden. C’est un être immense
et terrible auquel sont liés, pour le meilleur et pour le pire, tous ceux qui y
participent, hommes et plantes, bêtes et fleuves, dans un embrassement
permanent, à la fois vital et mortel, lucide et aveugle, hostile et amoureux,
brutal et rusé.
L’écologisme
de l’écrivain chilien est tout le contraire de naïf ou de simpliste, il
affirme, à l’inverse, que la naïveté et les idées simples sont aussi
dangereuses, aussi meurtrières que les plus cyniques volontés de domination et
de destruction. Le face-à-face avec la
nature réclame moins des sentiments qu’un fabuleux trésor de savoirs et de
savoir-faire accumulés par les hommes qui affrontent quotidiennement cette
réalité infiniment complexe. Sepulveda constate que le « progrès » tel que l’entendent ceux qui
exploitent la forêt amazonienne conduit aussi à la disparition de ces hommes
qui savent.
Mais
la rigueur et la vigueur de cette démonstration n’auraient certainement pas
exercé une telle séduction si l’auteur s’en était tenu à des arguments
intellectuels.
La
forêt amazonienne n’a d’autre réalité, pour la plupart d ‘entre nous, que celle
des images que nous en proposent les mots et les livres.
Nous
avons, nous aussi, comme le vieux, besoin qu’on nous raconte des romans pour
pouvoir atteindre une réalité qui sans eux demeurerait, au sens propre,
inimaginable.
Nous
demandons du rire et des larmes, du rêve et des émotions, de la couleur et de
la musique. Sepulveda nous offre tout cela en brassées généreuses et fraîches.
il a le sens du récit, ramassé et efficace, le goût des images soigneusement
ciselées, un grand don d’évocation qui lui permet de rendre simples en les
stylisant les choses, les êtres et les événements les plus compliqués. Il ne
lui faut pas vingt lignes pour qu’on tombe sous le charme de cette feinte
candeur, de cette fausse légèreté, de cette innocence rusée. Ensuite on file,
sans pouvoir s’arrêter, jusqu’à une fin que notre plaisir juge trop rapide.
Pierre
Lepape
© Le Monde
°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°
Luis
Sepalveda est né au Chili en 1949. Emprisonné par les militaires chiliens au
moment du coup d’Etat puis contraint à l’exil, il parcourt l’Amérique latine,
vit en Amazonie chez les Indiens Shuars, se fixe définitivement à Hambourg. Ses
romans sont aujourd’hui traduits en dix langues Voir par exemple : http://fr.wikipedia.org/wiki/Luis_Sep%C3%BAlveda .
°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°
UN EXTRAIT DE : « LE VIEUX QUI LISAIT DES
ROMANS D’AMOUR »
« Le
ciel était une panse d’âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au-dessus
des têtes. Le vent tiède et poisseux balayait les feuilles éparses et secouait
violemment les bananiers rachitiques qui ornaient la façade de la mairie.
Les
quelques habitants d’El Idilio, auxquels s’étaient joints une poignée
d’aventuriers venus des environs, attendaient sur le quai leur tour de
s’asseoir dans le fauteuil mobile du dentiste, le docteur Rubincondo Loachamin,
qui pratiquait une étrange anesthésie verbale pour atténuer les douleurs de
ses clients.
- Ça te
fait mal ? questionnait-il.
Agrippés
aux bras du fauteuil, les patients, en guise de réponse, ouvraient des yeux
immenses et transpiraient à grosses gouttes.
Certains
tentaient de retirer de leur bouche les mains insolentes du dentiste afin de
pouvoir lui répondre par une grossièreté bien sentie, mais ils se heurtaient à
ses muscles puissants et à sa voix autoritaire.
-
Tiens-toi tranquille, bordel ! Bas les pattes ! Je sais bien que ça te fait
mal. Mais à qui la faute, hein ? A moi ? Non : au gouvernement ! Enfonce-toi
bien ça dans le crâne. C’est la faute au gouvernement si tu as les dents pourries
et si tu as mal. La faute au gouvernement.
Les
malheureux n’avaient plus qu’à se résigner en fermant les yeux ou en dodelinant
de la tête.
Le
docteur Loachamin haïssait le gouvernement. N’importe quel gouvernement. Tous
les gouvernements. Fils illégitime d’un émigrant ibérique, il tenait de lui
une répulsion profonde pour tout ce qui s’apparentait à l’autorité, mais les
raisons exactes de sa haine s’étaient perdues au hasard de ses frasques de
jeunesse, et ses diatribes anarchisantes n ‘étaient plus qu’une sorte de verrue
morale qui le rendait sympathique.
Il
vociférait contre les gouvernements successifs de la même manière que contre
les gringos qui venaient parfois des installations pétrolières du Coca,
étrangers impudiques qui photographiaient sans autorisation les bouches
ouvertes de ses patients.
A quelques
pas de là, l’équipage du Sucre chargeait
des régimes de bananes vertes et des sacs de café.
Sur
un bout du quai s’amoncelaient les caisses de bière, d’aguardiente “Frontera”,
de sel, et les bonbonnes de gaz débarquées au lever du jour.
Le Sucre devait appareiller dès que le
dentiste aurait terminé de réparer les mâchoires, pour remonter les eaux du
Nangaritza, déboucher dans le Zamora et, après quatre jours de lente
navigation, rejoindre le port fluvial d’El Dorado.
Le
bateau, une vieille caisse flottante mue par la volonté de son chef mécanicien,
les efforts des deux costauds qui composaient l’équipage et l’obstination
phtisique d’un antique diesel, ne devait pas revenir avant la fin de la saison
des pluies dont le ciel en deuil annonçait l’imminence.
Le
docteur Rubicondo Loachamin venait deux fois par an à El Idilio, tout comme
l’employé des Postes, lequel n’apportait que fort rarement une lettre pour un
habitant et transportait essentiellement dans sa sacoche délabrée des papiers
officiels destinés au maire ou les portraits sévères, décolorés par l’humidité,
des gouvernants du moment.
Du
passage du bateau, les gens n’attendaient rien d’autre que le renouvellement de
leurs provisions de sel, de gaz, de bière et d’aguardiente ; mais la venue du
dentiste était accueillie avec soulagement, surtout par les rescapés de la
malaria, fatigués de cracher les débris de leur dentition et désireux d’avoir
la bouche nette de chicots afin de pouvoir essayer l’un des dentiers étalés
sur un petit tapis violet qui évoquait indiscutablement la pourpre
cardinalice.
Toujours
vitupérant contre le gouvernement, le dentiste débarrassait leurs gencives de
leurs ultimes vestiges dentaires, après quoi il leur ordonnait de se rincer la
bouche avec de l’aguardiente.
-
Maintenant, voyons. Comment tu le trouves, celui-là?
- Il
me serre. Je peux pas fermer la bouche.
-
Allons donc! Tu parles d’une bande de délicats ! Bon, on en essaye un autre.
- Il flotte.
Si j’éternue, il va tomber.
-
T’as qu’à pas t’enrhumer, couillon. Ouvre la bouche.
Et
ils lui obéissaient.
Ils
essayaient plusieurs dentiers, finissaient par trouver le bon et discutaient
le prix, tandis que le dentiste désinfectait les autres en les plongeant dans
une marmite d’eau chlorurée bouillie.
Pour
les habitants des rives du Zamora, du Yacuambi et du Nangaritza, le fauteuil
mobile du docteur Rubincondo Loachamin était une institution.
En
fait il s’agissait d’un vieux siège de coiffeur avec le socle et les bras
émaillés de blanc. Il fallait toute la force du patron et des matelots du Sucre réunis pour le hisser à quai et
l’installer sur une estrade d’un mètre carré que le dentiste appelait la
“consultation”.
- Sur la consultation, c’est
moi qui commande, nom de Dieu ! Ici, on m’obéit. Une fois en bas, vous pouvez
m’appeler arracheur de dents, fouille-gueules, tripoteur de langues ou tout ce
qui vous passe par la tête. Et vous pouvez même m’offrir un verre.
Ceux qui
attendaient leur tour faisaient des têtes d’enterrement, et ceux qui passaient
par les pinces d’extraction n’étaient pas plus brillants.
Parfois
un patient poussait un hurlement qui affolait les oiseaux, et il écartait la
pince d’un coup de poing en portant sa main libre au manche de sa machette.
- Tiens-toi
comme un homme, connard. Je sais ce qui te fait mal, et je t’ai déjà dit à qui
c’est la faute. Alors tu ne fais pas le méchant. Assieds-toi là et montres-nous
que tu as des couilles au cul.
- Mais vous
ni arrachez l’âme, docteur. Laissez-moi boire un coup.
Le
dentiste finit d’opérer son dernier client et poussa un soupir. Il emmaillota
dans leur tapis cardinalice les dentiers qui n’avaient pas trouvé preneur.
Le Sucre était un engin inconfortable,
particulièrement pendant le, voyage de retour, quand il était chargé de bananes
vertes et de sacs de café brut, tardif et à moitié pourri.
Si
les pluies prenaient le bateau de vitesse, chose qui semblait probable car il
avait une semaine de retard du fait de diverses avaries, alors cargaison,
passagers et équipage devraient se partager l’abri d’une bâche, sans espace suffisant
pour tendre les hamacs.
...
Assis sur les bonbonnes de gaz, le dentiste et le vieux regardaient couler le
fleuve. De temps en temps, ils se passaient la bouteille de Frontera et fumaient
des cigares de feuilles dures, les seuls qui résistent à l’humidité...
-
Ecoute, j’avais complètement oublié : je t’ai apporté deux livres.
Les
yeux du vieux s’allumèrent.
-
D’amour ?
Le
dentiste fit signe que oui.
Antonio
José Bolivar Proaño lisait des romans d’amour et le dentiste le ravitaillait en
livres à chacun de ses passages.
-
ils sont tristes ? demandait le vieux.
- A
pleurer, certifiait le dentiste.
-
Avec des gens qui s’aiment pour de bon ?
-
Comme personne ne s’est jamais aimé.
- Et
qui souffrent beaucoup ?
-
J’ai bien cru que je ne pourrais pas le supporter.
A
vrai dire, le docteur Rubincondo Loachamin ne lisait pas les romans.
Quand
le vieux lui avait demandé de lui rendre ce service, en lui indiquant
clairement ses préférences pour les souffrances, les amours désespérées et les
fins heureuses, le dentiste avait senti que la tâche sera rude.
Il
avait peur de se rendre ridicule en entrant dans une librairie de Guayaquil
pour demander : « Donnez-moi un roman d’amour bien triste, avec des souffrances
terribles et un happy end... » On le prendrait sûrement pour une
vieille tante. Et puis il avait trouvé une solution inespérée dans un bordel du
port.
Le
dentiste aimait les négresses, d’abord parce qu’elles étaient capables de dire
des choses à remettre sur pied un boxeur K.O., et ensuite parce qu’elles ne
transpiraient pas en faisant l’amour.
Un soir qu’il
s’ébattait avec Josefina, une fille d’Esmeraldas à la peau lisse et sèche comme
le cuir d’un tambour, il avait vu un lot de livres rangés sur la commode.
— Tu lis ?
avait-il demandé.
— Oui, mais
lentement.
— Et quels
sont tes livres préférés ?
— Les romans
d’amour, avait répondu Josefina. Elle avait les mêmes goûts qu’Antonio José
Bolivar.
A dater de
cette soirée, Josefina avait fait alterner ses devoirs de dame de compagnie et
ses talents de critique littéraire. Tous les six mois, elle sélectionnait deux
romans particulièrement riches en souffrances indicibles. Et, plus tard,
Antonio José Bolivar Proaño les lisait dans la solitude de sa cabane, face au
Nangaritza.
Le vieux prit les deux livres, examina les couvertures et déclara
qu’ils lui plaisaient...
Antonio José
Bolivar Proaño savait lire, mais pas écrire.
Il parvenait tout au plus à gribouiller son nom pour signer un papier
officiel, par exemple au moment des élections, mais comme de tels événements ne
survenaient que fort sporadiquement, il avait le temps d’oublier.
Il lisait lentement en épelant les syllabes, les murmurant à mi-voix
comme s’il les dégustait et, quand il avait maîtrisé le mot entier, il le
répétait d’un trait. Puis il faisait la même chose avec la phrase complète, et
c’est ainsi qu’il s’appropriait les sentiments et les idées que contenaient les
pages.
Quand
un passage lui plaisait particulièrement, il le répétait autant de fois qu’il
l’estimait nécessaire pour découvrir combien le langage humain pouvait aussi
être beau.
Il lisait en s’aidant d’une loupe, laquelle venait en seconde position
dans l’ordre de ses biens les plus chers. Juste après le dentier.
Il
habitait une cabane en bambou d’environ dix mètres carrés meublée sommairement
: le hamac de jute, la caisse de bière soutenant le réchaud à kérosène, et une
table très haute, parce que, le jour où il avait ressenti pour la première fois
des douleurs dans le dos, il avait compris que les années commençaient à lui
tomber dessus et pris la décision de s’asseoir le moins possible.
Il avait donc construit cette table aux longs
pieds dont il se servait pour manger debout et pour lire ses romans d’amour.
L’habitation
était protégée par une toiture de paille tressée, et éclairée par une fenêtre
donnant sur le fleuve. C’est devant celle-ci qu’était disposée la haute
table...
Antonio
José Bolivar préférait ne plus penser à son passé désordonné, laissant béantes
les profondeurs de sa mémoire pour les remplir de bonheurs et de tourments
d’amour plus éternels que le temps...