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Juillet 2011

LE VIEUX QUI LISAIT DES ROMANS D’AMOUR

 

Luis SEPULVEDA

 

Roman traduit de l’espagnol, Editions Métailié, 1992

 

Pierre Lepape, Le monde, août 1992, pour la présentation

 

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Présentation

 

par Pierre Lepape

 

Le vieil homme et la forêt

 

Premier roman d’un écrivain chilien entré dans la quaran­taine, par ailleurs totalement inconnu, publié par une maison d’édition qui ne dispose pas de moyens importants, Le Vieux qui lisait des romans d’amour connaissait un large succès public avant même que les medias ne s’emparent de sa toute fraîche célébrité.

Le sujet du roman n’y est pas pour rien. Sepulveda le dédie à son ami Chico Mendes, le défenseur de la forêt amazo­nienne, « l’une des figures les plus illustres et les plus consé­quentes du mouvement écologique universel », assassiné l’an dernier par des hommes de main « armés et payés par de plus grands criminels, de ceux qui ont tailleur et manucure et qui disent agir au nom du “progrès” ». Le livre est une dénonciation impitoyable, bien que sans emphase, de la des­truction aveugle, systématique, cruelle et stupide de cette forêt-continent qu’est l’Amazonie et, à travers elle, des équi­libres fragiles et vitaux qui lient l’homme et son environne­ment naturel.

 

Le goût des images

 

Sepélveda n’entonne pas la vieille antienne du bon sauvage qui s’oppose au méchant civilisé, son vieux héros n’a rien d’un innocent primitif - il dévore des romans d’amour, c’est tout dire - et le monde dans lequel il vit ne s’appelle El Idilio que par ironie et antiphrase. Rien de moins idyllique que ce bord de fleuve noyé de pluie et de boue, dangereux, brutal, hanté par la peur et par la souffrance, enfermé dans sa soli­tude et son ressassement. La nature, montre Sepulveda, ce n’est pas le paradis, pas le jardin d’Eden. C’est un être immense et terrible auquel sont liés, pour le meilleur et pour le pire, tous ceux qui y participent, hommes et plantes, bêtes et fleuves, dans un embrassement permanent, à la fois vital et mortel, lucide et aveugle, hostile et amoureux, brutal et rusé.

L’écologisme de l’écrivain chilien est tout le contraire de naïf ou de simpliste, il affirme, à l’inverse, que la naïveté et les idées simples sont aussi dangereuses, aussi meurtrières que les plus cyniques volontés de domination et de destruction. Le face-à-face avec la nature réclame moins des sentiments qu’un fabuleux trésor de savoirs et de savoir-faire accumulés par les hommes qui affrontent quotidiennement cette réalité infiniment complexe. Sepulveda constate que le « progrès » tel que l’entendent ceux qui exploitent la forêt amazonienne conduit aussi à la disparition de ces hommes qui savent.

Mais la rigueur et la vigueur de cette démonstration n’auraient certainement pas exercé une telle séduction si l’auteur s’en était tenu à des arguments intellectuels.

La forêt amazonienne n’a d’autre réalité, pour la plupart d ‘entre nous, que celle des images que nous en proposent les mots et les livres.

Nous avons, nous aussi, comme le vieux, besoin qu’on nous raconte des romans pour pouvoir atteindre une réalité qui sans eux demeurerait, au sens propre, inimaginable.

Nous demandons du rire et des larmes, du rêve et des émo­tions, de la couleur et de la musique. Sepulveda nous offre tout cela en brassées généreuses et fraîches. il a le sens du récit, ramassé et efficace, le goût des images soigneusement ciselées, un grand don d’évocation qui lui permet de rendre simples en les stylisant les choses, les êtres et les événements les plus compliqués. Il ne lui faut pas vingt lignes pour qu’on tombe sous le charme de cette feinte candeur, de cette fausse légèreté, de cette innocence rusée. Ensuite on file, sans pou­voir s’arrêter, jusqu’à une fin que notre plaisir juge trop rapide.

 

Pierre Lepape

© Le Monde

 

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Luis Sepalveda est né au Chili en 1949. Emprisonné par les militaires chiliens au moment du coup d’Etat puis contraint à l’exil, il parcourt l’Amérique latine, vit en Amazonie chez les Indiens Shuars, se fixe définitivement à Hambourg. Ses romans sont aujourd’hui traduits en dix langues Voir par exemple : http://fr.wikipedia.org/wiki/Luis_Sep%C3%BAlveda .

                                             

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UN EXTRAIT DE : « LE VIEUX QUI LISAIT DES ROMANS D’AMOUR »

 

« Le ciel était une panse d’âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au-dessus des têtes. Le vent tiède et poisseux balayait les feuilles éparses et secouait vio­lemment les bananiers rachitiques qui ornaient la façade de la mairie.

Les quelques habitants d’El Idilio, auxquels s’étaient joints une poignée d’aventuriers venus des environs, attendaient sur le quai leur tour de s’asseoir dans le fauteuil mobile du dentiste, le docteur Rubincondo Loachamin, qui pratiquait une étrange anesthésie ver­bale pour atténuer les douleurs de ses clients.

- Ça te fait mal ? questionnait-il.

Agrippés aux bras du fauteuil, les patients, en guise de réponse, ouvraient des yeux immenses et transpiraient à grosses gouttes.

Certains tentaient de retirer de leur bouche les mains insolentes du dentiste afin de pouvoir lui répondre par une grossièreté bien sentie, mais ils se heurtaient à ses muscles puissants et à sa voix autoritaire.

- Tiens-toi tranquille, bordel ! Bas les pattes ! Je sais bien que ça te fait mal. Mais à qui la faute, hein ? A moi ? Non : au gouvernement ! Enfonce-toi bien ça dans le crâne. C’est la faute au gouvernement si tu as les dents pourries et si tu as mal. La faute au gouver­nement.

Les malheureux n’avaient plus qu’à se résigner en fermant les yeux ou en dodelinant de la tête.

Le docteur Loachamin haïssait le gouvernement. N’importe quel gouvernement. Tous les gouverne­ments. Fils illégitime d’un émigrant ibérique, il tenait de lui une répulsion profonde pour tout ce qui s’appa­rentait à l’autorité, mais les raisons exactes de sa haine s’étaient perdues au hasard de ses frasques de jeunesse, et ses diatribes anarchisantes n ‘étaient plus qu’une sorte de verrue morale qui le rendait sympathique.

Il vociférait contre les gouvernements successifs de la même manière que contre les gringos qui venaient parfois des installations pétrolières du Coca, étrangers impudiques qui photographiaient sans autorisation les bouches ouvertes de ses patients.

 

A quelques pas de là, l’équipage du Sucre chargeait des régimes de bananes vertes et des sacs de café.

Sur un bout du quai s’amoncelaient les caisses de bière, d’aguardiente “Frontera”, de sel, et les bonbon­nes de gaz débarquées au lever du jour.

Le Sucre devait appareiller dès que le dentiste aurait terminé de réparer les mâchoires, pour remonter les eaux du Nangaritza, déboucher dans le Zamora et, après quatre jours de lente navigation, rejoindre le port fluvial d’El Dorado.

Le bateau, une vieille caisse flottante mue par la volonté de son chef mécanicien, les efforts des deux costauds qui composaient l’équipage et l’obstination phtisique d’un antique diesel, ne devait pas revenir avant la fin de la saison des pluies dont le ciel en deuil annonçait l’imminence.

Le docteur Rubicondo Loachamin venait deux fois par an à El Idilio, tout comme l’employé des Postes, lequel n’apportait que fort rarement une lettre pour un habitant et transportait essentiellement dans sa sacoche délabrée des papiers officiels destinés au maire ou les portraits sévères, décolorés par l’humidité, des gouvernants du moment.

Du passage du bateau, les gens n’attendaient rien d’autre que le renouvellement de leurs provisions de sel, de gaz, de bière et d’aguardiente ; mais la venue du dentiste était accueillie avec soulagement, surtout par les rescapés de la malaria, fatigués de cracher les débris de leur dentition et désireux d’avoir la bouche nette de chicots afin de pouvoir essayer l’un des den­tiers étalés sur un petit tapis violet qui évoquait indis­cutablement la pourpre cardinalice.

Toujours vitupérant contre le gouvernement, le den­tiste débarrassait leurs gencives de leurs ultimes vesti­ges dentaires, après quoi il leur ordonnait de se rincer la bouche avec de l’aguardiente.

- Maintenant, voyons. Comment tu le trouves, celui-là?

- Il me serre. Je peux pas fermer la bouche.

- Allons donc! Tu parles d’une bande de délicats ! Bon, on en essaye un autre.

- Il flotte. Si j’éternue, il va tomber.

- T’as qu’à pas t’enrhumer, couillon. Ouvre la bouche.

Et ils lui obéissaient.

Ils essayaient plusieurs dentiers, finissaient par trou­ver le bon et discutaient le prix, tandis que le dentiste désinfectait les autres en les plongeant dans une mar­mite d’eau chlorurée bouillie.

Pour les habitants des rives du Zamora, du Yacuambi et du Nangaritza, le fauteuil mobile du docteur Rubincondo Loachamin était une insti­tution.

En fait il s’agissait d’un vieux siège de coiffeur avec le socle et les bras émaillés de blanc. Il fallait toute la force du patron et des matelots du Sucre réunis pour le hisser à quai et l’installer sur une estrade d’un mètre carré que le dentiste appelait la “consultation”.

- Sur la consultation, c’est moi qui commande, nom de Dieu ! Ici, on m’obéit. Une fois en bas, vous pouvez m’appeler arracheur de dents, fouille-gueules, tripoteur de langues ou tout ce qui vous passe par la tête. Et vous pouvez même m’offrir un verre.

Ceux qui attendaient leur tour faisaient des têtes d’enterrement, et ceux qui passaient par les pinces d’extraction n’étaient pas plus brillants.

Parfois un patient poussait un hurlement qui affo­lait les oiseaux, et il écartait la pince d’un coup de poing en portant sa main libre au manche de sa machette.

- Tiens-toi comme un homme, connard. Je sais ce qui te fait mal, et je t’ai déjà dit à qui c’est la faute. Alors tu ne fais pas le méchant. Assieds-toi là et montres-nous que tu as des couilles au cul.

- Mais vous ni arrachez l’âme, docteur. Laissez-moi boire un coup.

Le dentiste finit d’opérer son dernier client et poussa un soupir. Il emmaillota dans leur tapis cardinalice les dentiers qui n’avaient pas trouvé preneur.

Le Sucre était un engin inconfortable, particulièrement pendant le, voyage de retour, quand il était chargé de bananes ver­tes et de sacs de café brut, tardif et à moitié pourri.

Si les pluies prenaient le bateau de vitesse, chose qui semblait probable car il avait une semaine de retard du fait de diverses avaries, alors cargaison, passagers et équipage devraient se partager l’abri d’une bâche, sans espace suffisant pour tendre les hamacs.

 

... Assis sur les bonbonnes de gaz, le dentiste et le vieux regardaient couler le fleuve. De temps en temps, ils se passaient la bouteille de Frontera et fumaient des cigares de feuilles dures, les seuls qui résistent à l’humidité...

- Ecoute, j’avais complètement oublié : je t’ai apporté deux livres.

Les yeux du vieux s’allumèrent.

- D’amour ?

Le dentiste fit signe que oui.

Antonio José Bolivar Proaño lisait des romans d’amour et le dentiste le ravitaillait en livres à chacun de ses passages.

- ils sont tristes ? demandait le vieux.

- A pleurer, certifiait le dentiste.

- Avec des gens qui s’aiment pour de bon ?

- Comme personne ne s’est jamais aimé.

- Et qui souffrent beaucoup ?

- J’ai bien cru que je ne pourrais pas le supporter.

A vrai dire, le docteur Rubincondo Loachamin ne lisait pas les romans.

Quand le vieux lui avait demandé de lui rendre ce service, en lui indiquant clairement ses préférences pour les souffrances, les amours désespérées et les fins heureuses, le dentiste avait senti que la tâche sera rude.

Il avait peur de se rendre ridicule en entrant dans une librairie de Guayaquil pour demander : « Donnez-moi un roman d’amour bien triste, avec des souffrances terribles et un happy end... » On le prendrait sûrement pour une vieille tante. Et puis il avait trouvé une solution inespérée dans un bordel du port.

Le dentiste aimait les négresses, d’abord parce qu’elles étaient capables de dire des choses à remettre sur pied un boxeur K.O., et ensuite parce qu’elles ne transpiraient pas en faisant l’amour.

Un soir qu’il s’ébattait avec Josefina, une fille d’Esmeraldas à la peau lisse et sèche comme le cuir d’un tambour, il avait vu un lot de livres rangés sur la commode.

— Tu lis ? avait-il demandé.

— Oui, mais lentement.

— Et quels sont tes livres préférés ?

— Les romans d’amour, avait répondu Josefina. Elle avait les mêmes goûts qu’Antonio José Bolivar.

A dater de cette soirée, Josefina avait fait alterner ses devoirs de dame de compagnie et ses talents de critique littéraire. Tous les six mois, elle sélectionnait deux romans particulièrement riches en souffrances indicibles. Et, plus tard, Antonio José Bolivar Proaño les lisait dans la solitude de sa cabane, face au Nan­garitza.

Le vieux prit les deux livres, examina les couvertu­res et déclara qu’ils lui plaisaient...

 

Antonio José Bolivar Proaño savait lire, mais pas écrire.

Il parvenait tout au plus à gribouiller son nom pour signer un papier officiel, par exemple au moment des élections, mais comme de tels événements ne surve­naient que fort sporadiquement, il avait le temps d’oublier.

Il lisait lentement en épelant les syllabes, les mur­murant à mi-voix comme s’il les dégustait et, quand il avait maîtrisé le mot entier, il le répétait d’un trait. Puis il faisait la même chose avec la phrase complète, et c’est ainsi qu’il s’appropriait les sentiments et les idées que contenaient les pages.

Quand un passage lui plaisait particulièrement, il le répétait autant de fois qu’il l’estimait nécessaire pour découvrir combien le langage humain pouvait aussi être beau.

Il lisait en s’aidant d’une loupe, laquelle venait en seconde position dans l’ordre de ses biens les plus chers. Juste après le dentier.

Il habitait une cabane en bambou d’environ dix mètres carrés meublée sommairement : le hamac de jute, la caisse de bière soutenant le réchaud à kéro­sène, et une table très haute, parce que, le jour où il avait ressenti pour la première fois des douleurs dans le dos, il avait compris que les années commençaient à lui tomber dessus et pris la décision de s’asseoir le moins possible.

Il avait donc construit cette table aux longs pieds dont il se servait pour manger debout et pour lire ses romans d’amour.

L’habitation était protégée par une toiture de paille tressée, et éclairée par une fenêtre donnant sur le fleuve. C’est devant celle-ci qu’était disposée la haute table...

Antonio José Bolivar préférait ne plus penser à son passé désordonné, laissant béantes les profondeurs de sa mémoire pour les remplir de bonheurs et de tourments d’amour plus éternels que le temps...