Sections du site en Octobre 2009 :  Ajouts successifs d’articles -- Sujets d’articles à traiter – Pour publier --  Post-Polio -- L'aide à domicile -- Internet et Handicap -- Informatique jusqu’à 100 ans – Etre en lien -- L’animal de compagnie --  Histoires de vie  --  Donner sens à sa vie – A 85 ans aller de l’avant -- Tous chercheurs -- Liens –Le  webmestre.

RETOUR A LA PAGE D’ACCUEIL : CLIC   AUTEURS, TITRES DE TOUS ARTICLES : CLIC    SYNTHESE GENERALE: CLIC

……………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………..

Octobre  2014

LA CREMATION, UNE RUPTURE ANTHROPOLOGIQUE MAJEURE

GAËLLE DUPONT

 

                                                                                                                                                                             Le Monde, Samedi 2 à Lundi 4 novembre 2013

 

 

 

photo164.jpg

Au complexe funéraire de Grammont, à Montpellier. DAVID LATOUR/CIRIC

 

Aujourd’hui, 32% des décédés sont incinérés, un basculement, opéré en moins d’une génération, qui repose la question des rites funéraires

C

’est un changement d’une rapidité fulgurante pour des pratiques qui remontent à la nuit des temps et constituent l’essence des sociétés humaines : les rites funéraires. Alors que les morts étaient inhumés depuis des milliers d’années,
la crémation est devenue un phénomène de masse en France depuis une génération. Aujourd’hui, 32% des décédés sont crématisés (le mot incinérer est jugé trop trivial par les spécialistes). Le taux dépasse 50% dans les grandes villes. Selon un sondage Ipsos effectué auprès de 1 009 personnes pour les services funéraires de la Ville de Paris et paru le 17 octobre, une majorité de Français souhaite y avoir recours (53%, contre 47% en faveur d’une inhumation).

Il s’agit surtout d’une rupture anthropologique majeure. Comment expliquer un bouleversement aussi profond et rapide ? Le coût moins important est une explication très partielle. La perte d’influence de la religion catholique, qui, contrairement au protestantisme, est attachée à la permanence du corps après la mort, est sans doute un facteur plus important. Le sondage Ipsos en témoigne. Les croyants et pratiquants préfèrent largement l’inhumation (75%), tandis que les non-croyants et athées choisissent la crémation (69%). Cette dernière est cependant tolérée par l’Église catholique depuis 1963.

D’autres évolutions des mentalités participent à ce succès. « Notre société idéalise le corps qui est maîtrisé jusqu’à la mort, analyse François Michaud-Nérard,
directeur des services funéraires de la Ville de Paris. Et après on le laisserait pourrir entre 4 planches ? » « Le feu a un côté aseptisant. C’est une façon de nier le cadavre et de liquider l’imaginaire de la décomposition, confirme l’anthropologue et professeur à l’université Paris-Descartes Jean Didier Urbain. Ses progrès vont de pair avec le déni de la mort et de sa réalité biologique. » Alors qu’elle est constamment présente sur les écrans, la mort réelle est de moins en moins tangible, les corps sont plus rarement exposés, le deuil n’est pas porté, le langage est euphémisé (on parle de départ,
de disparition, etc.)

Les partisans de la crémation affirment ne pas vouloir peser sur les vivants.
« Les gens vivent de plus en plus longtemps, mais pas en bonne santé, décode M. Michaud-Nérard. Ils ont le sentiment d’être une charge et ne veulent plus l’être après leur mort. »

« Les progrès

de la crémation vont

de pair avec le déni

de la mort et de

sa réalité biologique »

Jean-Didier Urbain

anthropologue

L’argument écologique est aussi avancé par les partisans de la crémation – de façon paradoxale, car le fait de brûler les corps dégage des toxines, à tel point qu’il faut équiper les crématoriums de filtres. L’éclatement contemporain des familles entre également en compte. « Nous ne sommes plus dans la France des villages, où tous les morts de la famille étaient au même cimetière juste à côté », constate Patrick Baudry, professeur de sociologie à l’université de Bordeaux-Montaigne. Comment entretenir une tombe à Strasbourg quand on vit à Bordeaux ?

Pour le philosophe et vice-président Comité national d’éthique du funéraire Damien Le Guay, cet essor témoigne plus profondément de l’« hyper individualisme » contemporain. « Les obsèques avaient pour fonction d’acquitter d’une dette symbolique envers ceux qui ne sont plus là, explique-t-il. Elles permettaient de s’inscrire dans une lignée. Cette idée tend à disparaître. Les gens se sentent moins redevables envers les générations précédentes et moins responsables de la transmission aux futures. Ils se sentent responsables d’eux seuls et déliés de toute continuité.

Une évolution renforce cette analyse : l’idée que chacun doit prendre en charge ses propres obsèques progresse. Ainsi, 44% des sondés d’Ipsos jugent que c’est au futur défunt de payer le coût des funérailles, contre 35% qui pensent que la famille doit le faire. Sur ce chiffre, quelque 31% souhaitent prévoir leur financement et leur déroulement détaillé, 33% juste leur financement et 8% leur déroulement seul.

 

« Les obsèques

avaient pour fonction

d’acquitter une dette

symbolique envers

ceux qui ne sont plus

là. Cette idée tend

à disparaître »

Damier Le Guay

philosophe

 

Une évolution qui peut poser problème. Les funérailles servent avant tout aux vivants à surmonter le deuil et les volontés du mort ne correspondent pas forcément à celles des proches. Or la crémation reste une violence symbolique importante. Elle est d’ailleurs moins souvent choisie quand les morts sont des enfants (autour de 30% contre 48% de crémation moyenne selon une étude portant sur plus de 3000 obsèques à Paris).

« Dans la crémation, il y a un raccourcissement du temps, explique Marie-Françoise Bacqué, psychologue et présidente de la Société de thanatologie (qui rassemble les chercheurs spécialisés). Passer d’une personne à 2 litres de cendres en quelques heures, c’est difficile à supporter. Autrefois, on avait quelque chose de plus progressif. »
« La décrépitude du mort et le processus de deuil s’accompagnaient »
complète M. Le Guay.

L’essor de la crémation a pendant un temps posé la question du statut des cendres, qui pouvaient être ramenées au domicile, au risque d’anéantir la séparation entre vivants et morts marquée par la sépulture et le cimetière et indispensable au deuil. Désormais, la conservation à domicile est interdite et la dispersion réglementée. Signe que le besoin de localisation des morts reste important, les cendres commencent à emprunter le même devenir que les corps. Selon une étude réalisée au crématorium de Champigny-sur-Marne en 2013, 55% des cendres étaient inhumées (en caveau ou columbarium), contre 16% dispersées au jardin du souvenir, et 22% ailleurs.

La question de la célébration des funérailles se pose désormais. « La pauvreté cérémonielle de certaines crémations est sidérante », affirme M. Le Guay. Le sujet est encore plus vaste. Que faire quand le rite n’est pas pris en charge par l’Église ? Le besoin de cérémonie reste très fort chez les Français (75% en souhaitent pour eux-mêmes et 77% pour leurs proches). Selon les observateurs, des progrès importants ont été effectués par les entreprises de pompes funèbres lors des crémations. Mais les lieux restent impersonnels et l’organisation dépend beaucoup de l’implication des la famille.
« Il n’est pas facile d’inventer des rites », souligne M. Urbain.

« Une société doit se préoccuper des rites funéraires car ils ont un effet sur la santé psychique, prévient M. Baudry. Une cérémonie bâclée peut être la source de deuils compliqués. Selon lui, les collectivités locales sont les principales concernées mais pas seulement : « Les architectes, les paysagistes, les artistes devraient aussi être impliqués. » M. Le Guay en appelle aux élus de la nation, non pour légiférer, mais établir une charte éthique. « Le sujet concerne 500 000 personnes an et 3 millions d’endeuillés, lance-t-il. C’est trop important pour être abandonné aux opérateurs funéraires et au libre jeu du marché.

GAËLLE DUPONT

 

Comment parler de la mort aux enfants

La Société de thanatologie est

partie d’un constat : les adultes

ont du mal à parler de la mort

aux enfants, en particulier lors-

que le corps est crématisé, et

sont de plus en plus réticents à les faire assister à la cérémonie

de peur de les traumatiser. Esti-

mant qu’il est au contraire impor-

tant que la réalité leur soit expli-

quée, la société a conçue un gui-

de illustré à destination à la fois

des parents et des enfants

(www.mort-thanatologie-france.com).
Il explique l’usage historique de la crémation, ce qui se passe physiquement, le devenir

des cendres, etc. « Les enfants ont

du mal à accepter le fait de brûler

un corps, dit le texte. Parler de la crémation est nécessaire mais, pour cela, l’adulte doit être capable de dire à son enfant que la mort est irréversible. »

 

 

 

 

                                                                                                             

« Je ne souhaite pas imposer à mes enfants le culte des morts »

 


Témoignages

                                                       

Nous avons lancé un appel à témoignages sur LeMonde.fr, mardi 29 octobre, pour savoir comment nos lecteurs envisageaient leurs obsèques. Une large majorité d’entre eux ont répondu préférer la crémation. Extraits.

 

Guillaume, 29 ans, responsable projets à Argenteuil. « J’ai connu quelques enterrements de proches et je trouve l’inhumation morbide comme tradition, surtout quand on sait réellement ce qu’il se passe sous la pierre tombale. Cela crée un lien géographique morbide avec ceux qui restent.

Je souhaite être incinéré et que mes cendres soient dispensées pour deux raisons. Tout d’abord, je ne veux pas imposer à ma famille le pèlerinage macabre sur une tombe, qui plus est au milieu d’autres anonymes. Il s’agirait pour moi d’un ultime acte d’égoïste envers mes proches que de  les liér à un lieu de sépulture qui serait plus proche de certains que d’autres. Ensuite, je pense que c’est leur rendre service que de ne pas lier ma disparition à un lieu précis de “pèlerinage”. Je pense que cela permet plus facilement à ceux qui restent de tourner la page et d’aller de l’avant, ne serait-ce que dans le symbole de répandre mes cendres, actant vraiment la “disparition”. Mon décès ne resterait que dans les esprits des personnes pour qui je compte vraiment, mon souvenir vivra à travers eux. Je n’ai pas besoin de plus. J’envie les cultures où un décès est très rapidement synonyme de fête en l’honneur du défunt. C’est pour moi la meilleure façon de rendre hommage.

 

Mireille, 65 ans, retraitée à Pontoise.
« Mon mari est décédé brusquement d’un problème cardiaque à 61 ans. Ce fut un séisme pour toute notre famille.
Nous nous sommes souvenus qu’il parlait d’incinération, puis de dispersion de cendres dans la mer. Cela fut fait.
Une cérémonie civile très émouvante a été organisée avant la dispersion dans la mer, depuis un bateau, en présence de tous les proches. Un geste très fort, car définitif. Il nous reste des photos, des écrits, des objets et quelques films.

Lorsque je mourrai à mon tour, le même cérémonial sera observé. Nos enfants n’auront pas à se charger de l’entretien de nos tombes, comme je le fais pour nos parents respectifs. Nous parlons souvent de lui et l’associons à notre vie. C’est bien mieux qu’une pierre. Lorsque nous regardons la mer, nous pensons à la couleur de ses yeux…. »

 

Sarah. « Je ne sais pourquoi, mais je ne me vois pas partir en fumée. En revanche, j’aimerais pouvoir me décomposer lentement et participer à la vie de la multitude, qui vit, par exemple dans un sol forestier. Ne pas brûler, mais être  libérée du cercueil ! “La crémation ! plutôt mourir”, c’est l’une de mes expressions favorites. »

 

Marie-Josée, 56 ans, enseignante à Toulouse. « J’ai toujours voulue être incinérée. Je dis bien “incinérée” et pas “crématisée”, que je trouve très vilain ! J’ai indiqué à mon entourage cette volonté, que je suis la première à exprimer. L’idée du pourrissement du corps m’a toujours gênée, et je préfère le côté purificateur de feu. J’adore le feu, sa chaleur, son odeur, son bruit, et finir dans les flammes me paraît la meilleure façon de quitter cette terre. Le fait d’être réduite en cendres, en poussière, me convient parfaitement.

Le culte des morts me paraît dérisoire, même si je le respecte et le pratique pour mes parents. Je ne souhaite pas l’imposer à mes enfants, à qui je n’ai pas transmis de culture religieuse.  »

 

Martine, 59 ans, agent administratif.
« Le choix de la crémation a déjà été fait dans ma famille, par deux fois.
L’une avait pour raison le coût, l’autre, la pollution. Je l’ai bien vécu à chaque fois, comme un choix fait pour la protection des générations futures.
Les deux cérémonies, bien qu’éloignées dans le temps, ont laissé selon moi une large part à l’expression de la famille, par l’écoute de la musique, la lecture de poésies, plus un temps de réflexion ensemble. C’est ce que je souhaite pour moi, mes enfants étant avertis depuis longtemps.

Le corps n’est qu’une enveloppe qui doit disparaître. Peu m’importe le destin de l’urne. » ■