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en juillet 2016
À LA RECHERCHE DU COTE POSITIF DU HANDICAP
Roger SALBREUX
Extrait de l’ouvrage ‘’Et si le handicap n’était
pas une tragédie ? Édition Erès 2015
La joie d’être en vie
Pour le rescapé d’un accident , il y a d’abord , au pôle
opposé du regret de la perte , la joie de constater qu’il a survécu . Dans
ce jeu de hasard entre la vie et la mort
, il existe des réveils douloureux qui se prolongent par une fin de vie
lamentable , et des cas de survie avec des réalisations vraiment brillantes et
un avenir enviable . Lors d’un récent colloque auquel assistaient beaucoup de
personnes handicapées , j’ai entendu une femme atteinte de myopathie ,
apparemment déjà très dépendante , dire sans la moindre provocation à la salle
: Tant que l’on est en vie , il faut continuer à avancer ! » Quel
merveilleux signe de vitalité pour une personne si gravement atteinte !
« Le handicap est une tragédie . Vous vous trompez , c’est
à la fois vrai et faux . C’est tout simplement la vie! » Une maman témoigne
dans une session de formation . Extrait de l’ouvrage ‘’et si le handicap n’était
pas une tragédie ?Édition Erès 2015
De plus , la plupart des pathologies génératrices de handicap
autorisent l’exercice d’une sexualité , la création d’une famille et , dans bon
nombre de situations , ne s’opposent pas à l’aboutissement d’un projet d’enfant.
Sans vouloir prétendre que cela ne pose aucun problème -
comme d’ailleurs dans les familles valides- il y aura , je pense , un assez
large consensus pour estimer que cette situation constitue une source inépuisable
de bonheur , au moins pour la plupart des gens .
L’expérience enrichissante
Une telle épreuve a aussi des avantages . La sagesse
populaire dit volontiers : « A quelque chose le malheur est bon. »
Certes , le handicap inflige aux gens une épreuve , un traumatisme considérable
, mais il les fait également évoluer plus rapidement et , passé la phase la
plus difficile, ils se trouvent mieux armés qu’auparavant . Dans l’adversité réelle
et rude qu’ils auront traversée , ils auront acquis le sens de la relativité
des ambitions et des capacités humaines et pourront s’adapter plus facilement
aux aléas de l’existence.
Une épreuve de nature un peu différente est infligée aux frères
et sœurs
Le souci envahissant et bientôt exclusif que le petit
handicapé occasionne aux parents éloigne ces derniers de leurs autres enfants .
Les frères et sœurs concernés y perdent une partie de ce qui fait leur enfance
et leur jeunesse , et se trouvent de ce fait également « mûris »
trop tôt est trop vite , parfois même littéralement « parentifiés ».
Comme plusieurs autres membres de la famille , ils pourront
voir leur destin modifié par le handicap de leur frère ou sœur : c’est ainsi qu’on
les voit embrasser des professions éducatives ou soignantes , ou prendre des
responsabilités dans des associations d’usagers ou de parents . Il me
semblerait incongru et même malséant de qualifier ce cheminement de négatif !
Combien de mères , de pères , de sœurs , de frères , ont-ils
construit leur carrière en marge du handicap de leur fille ,fils ,sœur , ou frère
?
Le tragique infléchit mais aussi engendre l’avenir , un
avenir qui peut être grandiose , ou seulement représenter l’espoir , la réussite
et la vie .
Ce message itératif signifiant que la vie «
continue » malgré le handicap, me semble un point central , très important
pour témoigner de l’adaptation à leur handicap des personnes concernées.
Dans un autre registre ,le malheur peut entraîner le rire :
les bévues, maladresses , bêtises et /ou accidents de parcours de la personne
handicapée peuvent susciter l’irritation et la colère de l’entourage , mais déclencher
le rire qui soulage toute la famille : tragédie , comédie et épopée ne s’excluent
pas forcément (4) ! Ces transformations du malheur en « joie de vie »
témoignent de la résilience des parents touchés ou des personnes atteintes par
le handicap ( Cyrulnik , 2002)
La contribution positive des personnes handicapées
aux valeurs de la société
C’est un truisme de dire que notre société ignore la
souffrance et dénie la mort . Qui , en effet , se soucie aujourd’hui d’une éventuelle
maladie avant les premiers symptômes inquiétants ? L’accident , cela n’arrive
qu’aux autres . On se détourne de la vieillesse et on l’abandonne dans un
tragique isolement . C’est finalement le handicap qui vient opportunément nous
rappeler notre propre vulnérabilité et notre inévitable finitude .
Il me semble que les personnes handicapées sont lucides sur
le rôle qu’elles jouent dans cette prise de conscience : elles sont en quelque
sorte le dernier témoin d’une humanité que nous feignons d’oublier quand le matérialiste
, la réussite , l’amour , la vanité , le cynisme , nous tiennent éloignés des
plus humbles et des plus défavorisés de nos semblables . À leur manière , les
personnes handicapées sont devenues les gardiennes de valeurs considérées comme
mineures dans le déroulement quotidien de nos vies , bien qu’elles soient
abstraitement jugées essentielles par la majorité d’entre nous . En défendant leurs droits, les
personnes handicapées apportent une plus-value évidente à l’ensemble de la société
,apport qui est d’ordre éthique . De plus , l’état de « liminalité »
( Murphy et coll; 1989 ) (9), voire d’infériorité , dans lequel se trouvent ces
personnes , les autorise à rappeler aux mieux dotés ou aux bien nantis les réalités
de l’existence ,le besoin de justice , le droit à l’égalité , le devoir de solidarité ( ou , en tout cas , leur permet plus
facilement de se faire ainsi la « conscience » des valides ).
Certains d’entre eux , très éclairés sur ce pouvoir nouveau que leur donne le
handicap , ne se privent pas de l’utiliser , et peut-être d’en abuser . Si l’on
cherche à comprendre et à analyser les sources de cette étrange capacité qui
donne de la force aux plus faibles , on s’approche d’un phénomène très général
et profondément humain qui est l’un des moyens de défense bien connu des
personnes fragiles ou sans défense : « Vous n’allez tout de même pas
abuser de votre position de force pour m’écraser ! » , situation évidemment
intenable pour le plus fort ,le valide…
Dans son livre La haine et le pardon ( 2005) Julia écrit : « Que chacun
de nous se glisse dans ses propres rêves , les plus bizarres et les plus répétitifs
. Qu’il remonte ensuite à la surface et écoute ceux qui parlent , marchent ,
entendent , regardent , agissent alentour , bizarrement, follement , à faire peur . Des mondes nouveaux s’ouvrent
alors à notre écoute , douloureux ou enchaînés , ni normaux ni handicapés , éclosions
de surprises , des mondes en train devenir polyphonie , résonnances différentes
, et cependant compatibles , des mondes enfin rendus à leur pluralité . Ne me dites pas que je rêve ou
que c’est de la poésie . Et si c’était la face intime de la politique du
handicap ? Je ne suis pas à sa place , mais à sa place j’aurais écrit : «
Et cela devrait être la face intime de la politique du handicap. »
Le changement de regard de la société sur les
personnes handicapées va-t-il améliorer leur condition ?
Il est aisé de constater qu’en un peu plus d’un demi-siècle ,
les mentalités ont profondément évolué . Sur le plan des idées comme à l’égard
du contenu de la législation et de la réglementation qui ont suivi , et parfois
précédé ces changements de paradigme , on est passé de la compassion , de la
commisération et de l’assistance , à l’intégration , à la compensation, à l’accessibilité
, et finalement à la société inclusive . Pareil raccourci laisse supposer une
mutation radicale et relativement rapide . Il n’en est rien : sur le plan
pratique , il reste encore beaucoup à faire : en effet , l’évolution des représentations
sociales est désespérément lente . De plus , les stéréotypes sociaux et les préjugés
ne s’effacent pas comme par enchantement .
Néanmoins , à l’échelle d’une vie humaine , soit deux ou trois générations
, on a pu constater une transformation considérable . Le titre du rapport de Jean-François
Chossy (10) (2011) « Passer de la prise en charge … à la prise en
compte » illustre bien cette évolution .
Il est piquant de remarquer que la nécessité de ce passage de
l’assistance à la compensation avait été pointée en premier lieu par François
Bloch-Lainé (1968) , dans son rapport à
Georges Pompidou , « Etudes du problème général de l’inadaptation
des personnes handicapées » . Mais les esprits n’étaient pas encore prêts
et ce précurseur n’a pas été entendu en son temps : il a fallu attendre la loi
du 11 févier 2005 pour que cette idée révolutionnaire à l’époque , s’inscrive
enfin dans un texte législatif .
Pour tout observateur impartial , il est évident qu’après
cette loi le regard a changé bien davantage qu’après la loi du 30 juin 1975
(11) , pourtant votée assez peu de temps
après le rapport de Bloch-Lainé , ainsi , si la loi entérine parfois l’évolution
des idées qui l’ont précédée , il peut arriver qu’elle entraîne l’adhésion des
foules ou , en tout cas , puisse servir de catalyseur aux mutations nécessaires
. La banalisation du handicap est loin d’être acquise , mais elle progresse et
ce constat est plus rassurant que tragique .
L’apport des citoyens handicapés à l’économie de
leur pays donne-t-il d’eux une image favorable ?
On est toujours assez étonné de constater que la plupart de
nos concitoyens sont remarquablement indifférents à la souffrance d’autrui et
au tragique de la condition de personne handicapée . Entre la fonction de « repoussoir »
et la reconnaissance du service rendu , il y aura place , me semble-t-il , pour
des sentiments un peu détachés de l’humanité et de la réalité . Les personnes handicapées représentent en
effet une force et une qualité de travail loin d’être négligeable , surtout si
on sait les mettre en confiance et si on les recrute pour leurs compétences et
non pour remplir un quota . Cette aptitude qui leur est quand même parfois
finalement reconnue est le plus souvent ignorée du plus grand nombre , qui
continue à projeter sur elles une image d’incapacité chronique dans tous les
domaines . Cette dimension a fait l’objet d’un rapport de Michel Busnel,
« L’emploi : un droit à faire vivre pour tous (12) »
. Là encore , il y a loin de la théorie la pratique et le chômage des personnes
handicapées demeure élevé ( 22 % en 2012
) , plus du double de celui de la population tout-venant ( 10,5 % actuellement
) . Outre la discrimination à l’embauche demeure élevée, ce surcroît est
essentiellement dû à la sous-formation de la population handicapée , l’accès à
la scolarité demeurant plutôt problématique malgré de récentes améliorations ,
tandis que l’accès à l’enseignement supérieur reste extrêmement difficile .
Toutefois , certaines catégories de personnes handicapées ,
notamment celles présentant un handicap physique (13) , ont pu atteindre , en
partie grâce aux aides techniques mais
aussi en profitant de leur intelligence et de leur volonté , des niveaux
de responsabilité élevés . Leur apport à
la collectivité peut-être considéré comme globalement positif et s’inscrit donc
, à l’inverse d’une tragédie , dans le domaine de la plus -value ; tant du
point de vue de la collectivité que sur
le plan de leur épanouissement personnel .
La présence des personnes handicapées pourrait-elle
faciliter la dynamique du « Vivre ensemble » ?
Malgré son caractère tragique , la survenue d’un handicap et
surtout le « vivre avec » lui , comportent donc un certain nombre de
retombées heureuses . Paradoxalement , une des dernières raisons d’optimisme
que nous pourrions avancer serait justement l’amélioration de ce « vivre
ensemble » , si dégradé dans notre société contemporaine . Celle-ci se
trouve en effet confrontée aux difficultés engendrées par une évolution de plus
en plus marquée vers la diversité et le pluralisme , mutation liée entre autres
, aux flux migratoires .
De fait les sociétés industrielles avancées attirent les
habitants pauvres des pays en voie de développement , et d’autre part , la
transformation des mœurs , le niveau de vie et les avancées de la culture
favorisent la mixité sociale et le mélange culturel .Finalement , ne dit-on pas
de ces pays économiquement avancés qu’ils sont « riches de leur diversité »
?
Les personnes handicapées y contribuent incontestablement .
Le problème devient alors : comment éviter et par quelles armes combattre la
tendance à la ségrégation , à la stigmatisation , à l’exclusion et au
communautarisme ? Or , il se trouve que les personnes handicapées sont précisément
victimes de ces inconvénients - ou plutôt de ces fléaux . Elles en souffrent .
Les exemples fourmillent de situations d’autant plus intolérables qu’elles
frappent des personnes pour lesquelles l’homme de la rue éprouve encore de la
commisération et de la pitié (14) . Les porteurs de l’handicap peuvent devenir
le paradigme de l’exclusion sociale et favoriser les expériences et les
campagnes prônant l’amélioration de ce « vivre ensemble » (15) tant
espéré .
Conclusion
L’option émise par cette mère d’une jeune fille handicapée
puis décédée , laquelle a suscité la première réflexion , était assurément
surprenante , à tel point que les stagiaires ont cru à une provocation . Après
avoir cheminé quelque temps avec le lecteur pour tester cette hypothèse ( pour
elle , c’était une affirmation ) , que peut-on en penser ? D’une part , c’était
sa vérité , et il ne me semble pas possible de la mettre le moins du monde en
doute . D’autre part , la diversité des angles sous lesquels nous pouvons
tenter d’analyser ce problème , et aussi la multiplicité des raisons qui
pourraient nous inciter à considérer certaines retombées de la situation de
handicap comme positives , aussi bien pour la personne concernée que pour son
entourage familial et pour l’ensemble de la société , me laissant perplexe et m’engagent
à une certaine prudence dans l’exercice de l’art de conclure .
Et si le handicap n’était pas une tragédie ?
Cependant , nombre d’arguments se sont présentés qui
confirment largement son point de vue : « Le handicap n’est pas seulement
une tragédie » . Il existe en effet une autre façon de le penser , de s’y
adapter , de le vivre . Certes , il commence par un drame , apporte son lot d’incapacités
, d’inconvénients et de souffrances , mais il ne conduit pas forcément au dénouement
tragique propre à cette forme théâtrale si bien codifiée , la tragédie . Il recèle
aussi des avantages , des bénéfices , il souligne l’intérêt de certaines
valeurs et comporte même des profits . Et cela à la fois pour les personnes qui
le vivent , pour leurs proches , et pour tous ceux qui sont en contact avec les
personnes qui le subissent et l’endurent.
« Oui et non , c’est à la fois vrai et faux » était
donc bien la bonne réponse . En complément plus qu’en opposition avec l’affirmation
de cette mère , et comme aime à le répéter Charles Gardou ( 2005) , on peut
donc en conclusion affirmer : « Le handicap s’inscrit dans l’ordinaire de
la vie. »
Mais , entre nous , c’est quand même une tragédie…
4 . Voir Régine Scelles , « De la tragédie à l’épopée »
, dans le présent ouvrage .
9. Cet anthropologue considère la personne handicapée comme
en situation de seuil , comme si la personne concernée flottait en quelque
sorte entre la différence avec ses semblables , une humanité qui leur est
commune et une citoyenne néanmoins préservée .
10 . Membre honoraire du Parlement .
11 . Loi n° 75-534 du 30 juin 1975 d’orientation en
faveur des personnes handicapées .
12 . M . Busnel , « L’emploi : un droit à faire vivre
pour tous » : évaluer la situation
des personnes handicapées au regard de l’emploi , prévenir la désinsertion
professionnelle . Rapport émis au ministre du Travail , des relations sociales
, de la famille , de la solidarité et de la ville et à la secrétaire d’Etat
chargée de la famille et de la Solidarité , Paris , La Documentation française
, 2009.
13 . Handicapés moteurs et aveugles notamment .
14 . Tous sentiments
dont les personnes handicapées ne veulent absolument pas !
15 . Il est intéressant de noter à ce sujet que le titre de
la revue de l’ UNAPEI , après avoir été longtemps . Nos enfants
inadaptés , est devenu Vivre ensemble .