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 Novembre 2009

 

LE CORPS REGARDE

 

Si la photo est bonne...

 

                                                   Par  Gilles ALVAREZ

 

La faute à Rousseau n°37 - octobre 2004, pages 47 à 49

 

http://sitapa.free.fr

 

Comment évoquer le corps sans songer au rôle de la photographie qui, au XXe siècle, en fit son sujet de prédilection ? Les archives visuelles ainsi constituées sont colossales, révélant des aspects de notre nature, des caractéristiques de notre espèce et de la société à une époque donnée. La représentation du corps humain, historiquement marquée, n’en finit pas d’intéresser les artistes et les scientifiques, ainsi que les spécialistes de nombreuses disciplines, et on peut se demander s’il est des limites à ce « narcissisme collectif », à cette vertigineuse attirance.

 

Plutôt rudimentaire au XIXe siècle, avec des procédés et des appareils dont l’efficacité restait limitée, la photographie rivalisait mal avec d’autres procédés traditionnels d’illustration : gravure, lithographie, peinture, qui en bien des domaines avaient fait leurs preuves. Comment fixer l’instant, saisir le mouvement à l’ère des négatifs sur plaques de verre ; comment être crédible avec des poses figées, scénarisées dans un décor, tout en tâchant d’éviter que le cliché soit flou ? Sans parler des problèmes de développement !

Quelques médecins se risquèrent à photographier le corps et ses affections, les malformations, les blessures, la photographie permettant de connaître, de transmettre de nouvelles données, des résultats d’études et de recherches.

S’amorçaient des progrès médicaux considérables avec la mise au point d’autres techniques (rayons X, endoscopie...) qui permet­traient de photographier le corps vivant.

 

 Parallèlement, d’autres entreprises photogra­phiques allaient conduire les scientifiques à des programmes d’identification individuelle, crimi­nelle (cf. le bertillonnage), non sans risques de dérives.

 Avec l’anthropologie et son concept de race, avec l’anthropométrie et ses mensurations signalétiques, la science positiviste posait les jalons de systèmes inquiétants.

Les militaires, pas encore en pointe dans ce domaine, n’avaient pas pensé à la photographie comme arme d’infor­mation ou de désinformation, célébrant les officiers avec de classiques portraits et réservant aux troupes les vues d’ensemble d’hommes en rangs et disciplinés.

 Pas de documents historiques sur les champs de bataille, dit-on. On photographiait après le carnage, les corps évacués ou mis en scène.

 Respecter les convenances était le souci des photographes, en accord avec leur temps. Ainsi les portraits traduisaient-ils la respectabilité de ceux qui posaient. Si les « bons sauvages » étaient nus, de gré ou de force, les gens évolués étaient toujours plus et mieux habillés à mesure qu’on grimpait les échelons de la société, avec les mains et le visage seuls visibles.

 D’un côté, les femmes africaines prises au cours d’expéditions avec un alibi scientifique ; de l’autre, les « plus civilisés », si dignes, si imposants, comme la reine Victoria ou le Kaiser, parés de tous leurs attributs.

 

Les études de nus étaient apparues dès le début de la photographie, mais ils devaient être légitimés : soit symboles de l’innocence face aux corruptions de la civilisation, aux vices de la société ; soit académiques et quasi « utilitaires », avant de se prétendre artistiques. Produits pour les peintres, les sculpteurs, meilleur marché que les modèles et avec l’immobilité garantie, ces nus étaient pratiques. Avant l’ art  pictural et une certaine élégance, ils n’étaient pas toujours dépourvus d’intentions licencieuses, circulant sous le manteau lorsqu’ils étaient trop ouvertement érotiques, voire pornographiques. Ne faisait-on pas poser de manière suggestive,  des prostituées ou des actrices au chômage?

 

Dès les premières décennies du XXe siècle, tout change radicalement, le monde davantage régi par la technique et avec toujours plus de machines. Il y a les guerres mondiales aussi, la conscience de la vulnérabilité des êtres de chair et de sang que nous sommes. Des gueules cassées, issues des tranchées de 14-18, aux cadavres des camps nazis empilés et conditionnés pour être transformés en graisses industrielles, les photographes ont tout saisi, même si tout n’était pas montrable ou publiable, selon certains ! À l’Est comme à l’Ouest, différents régimes totalitaires comprirent et usèrent des mécanismes de la censure et de la propagande, l’accent mis sur l’ordre, sur des valeurs collectives, nationalistes. Ainsi les corps des soldats, des travailleurs, des sportifs, d’une certaine jeunesse, devinrent-ils emblématiques ou outils de conditionnement de masse. Les idées, les émotions communiquées niaient certaines libertés, des aspirations individuelles et intimes contraires.

 

 Il faut se rappeler, outre les guerres et les courants politiques, tous les mouvements sociaux et artistiques, tous les progrès techniques puis technologiques du XXe siècle : tous influèrent diversement sur la photographie et la représentation du corps humain, sur sa perception. Ne citons, à titre d’exemples, que le féminisme ou le Body Art.

On le sait, le nu féminin devint extrêmement populaire, stéréotypé ou plus libéré selon les époques et la morale en vigueur. Pensons à l’influence de la mode, mais aussi de la danse ou du cinéma. La multiplication des magazines, l’impact de certaines images et leur pouvoir « vendeur » avéré, amenèrent les médias et la publicité à utiliser massivement les représentations corporelles photographiques. Baudrillard a écrit : « Dans la panoplie de la consommation, il est un objet plus beau, plus précieux, plus éclatant que tout - plus lourd de connotations encore que l’automobile qui pourtant les résume tous : c’est le CORPS ».

 

 Constat effrayant quand colonisé, pillé, intégralement ou fragmenté, le corps est récupéré et « mis à toutes les sauces ». « Objet », il est détourné par toutes les grandes marques commerciales pour le désir qu’il inspire. Cette marchandisation à outrance d’un corps éternellement beau, jeune et sain, la recherche scientifique l’a soutenue, et on peut se demander qui peut encore s’identifier aujourd’hui aux représentations idéalisées qui nous sont imposées. Ces corps, on les sait retouchés, informatiquement corrigés, issus d’une imagerie assistée par ordinateur... quand l’original n’était pas déjà amélioré par les bistouris de la chirurgie esthétique, dûment siliconés, etc.

 

Au temps des tentatives de clonage et de l’aventure des organismes génétiquement modifiés, est-il si étonnant que nous soient vendus nos fantasmes comme miroirs de notre propre corps ?! Pour que la photo soit bonne, jusqu’où certains sont-ils capables d’aller ? Scientifiques, documentaires, artistiques, les photographies représentant le corps, bien davantage que de la tête aux pieds, nous posent la question de l’avenir de l’humanité et de manipulations possibles pour tout reconfigurer. Elles font sens et l’Art, notamment par sa créativité, reste un des garants de notre liberté, le corps et sa représentation devenus hautement métaphoriques.

 

Parmi les millions de photographies prises au cours du XXe siècle, tant dans la sphère privée que publique, professionnelle, artistique et au-delà, quelles images retenir ? C’est une gageure, car celles qui nous ont frappés sont multiples, variées et issues de tous les univers. Les traces laissées en chacun de nous sont très personnelles. Intimement, je reste sensible à la production photo journalistique, au cliché qui, au-delà de l’évidence photographique et de la preuve, devient emblématique. Celui-ci, par exemple. Une petite fille nue court le long d’une route. Elle hurle sous les bombardements, au milieu d’autres enfants. Autour, des soldats casqués, en uniformes US. Elle a arraché ses vêtements en feu, et fuit une attaque au napalm, près de Saïgon, durant la guerre du Vietnam. La photo était signée Nick Ut. Vous en souvenez-vous ? Dans un autre registre, je songe aux photos de Mapplethorpe, que d’autres jugent provocatrices parce que sans concession aux conventions sociales.

 

Les autoportraits me font toujours de l’effet. Connaissez-vous Claude Cahun ? Son identité sexuelle mise à l’épreuve, tous les codes de la représentation du masculin et du féminin brouillés, elle se figure en athlète de foire burlesque.

Avant d’autres, elle démontre que les codes de la représentation de soi sont des constructions culturelles. Le XXe siècle est déjà loin derrière nous lorsque des artistes conçoivent des « autoportraits génétiques », proposant d’autres approches d’un corps qui échappe à une classification sociale ou à un statut économique, loin d’une idéalisation frisant l’absurde. Imagerie scientifique et photographie artistique étroitement imbriquées, un Gary Schneider explore tous les recoins de son être, de ses spermatozoïdes à ses chromosomes ou même ses gènes. D’autres artistes s’attaquent aux tabous pour en faire des sujets acceptables, leur corps vieillissant ou malade exposé, le territoire des photographes s’étant considérablement agrandi. Il y a 50 ans, la sexualité restait proscrite, envoyant en prison quiconque aurait mis en avant des organes génitaux féminins ou masculins.

 

Aujourd’hui encore, pourtant, la pornographie omniprésente, l’actualité charriant son lot quotidien de violences, s’exercent, par ailleurs, des censures politiques, religieuses, morales qui voudraient nous priver d’images sous des prétextes divers. Rien durant la guerre des Malouines, les services gouverne­mentaux britanniques ayant interdit aux photoreporters d’y exercer leur métier. Les attentats du World Trade Center furent tout aussi « muets », « sans corps » (!) et, quelles que soient les raisons invoquées, ce mortel silence photographique n’est-il pas inquiétant? Et que voyons-nous de la condition de la femme dans certains pays, du sort des enfants esclaves ou orphelins de guerre, victimes de la folie des nations ? Gare au politiquement correct ici aussi !

 Engagée ou souhaitant seulement montrer le monde tel qu’il est, la photographie n’a-t-elle pas pour mission de nous ouvrir les yeux tant sur la complexité incroyable du corps humain que sur sa merveilleuse et fragile mécanique ? Face aux exploits médicaux technologiques, face aux diverses tentatives d’instrumentalisation, les photographes célèbrent la vie comme un chef-d’oeuvre. Leurs représentations du corps humain sont aussi une nécessaire réflexion sur l’histoire, la société, notre identité, notre nature. À la beauté, périssable, ils ajoutent un supplément d’âme et de conscience. Allez, souriez ! Un peu d’humour aussi. Pensons à Einstein nous tirant la langue devant l’objectif, et à jamais !