Marie de HENNEZEL
Extrait
de son ouvrage SEX AND SIXTY UN AVENIR POUR L’INTIMITE AMOUREUSE, PARU AUX
ÉDITIONS ROBERT LAFFONT / VERSILO EN 2015
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Nous recommandons la lecture
de cet ouvrage, très à jour de
connaissance des évolutions les plus récentes sur ce sujet d’actualité.
Il peut nous aider à orienter
notre vie de relation homme-femme. Une citation de Marie de Hennezel :
« Le couple n'est donc pas une sécurité, un rempart, une garantie contre
la solitude. Il ne protège de rien du tout. Il est un risque » . HC
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Texte de Marie de Hennezel
« Au bout d’un couloir que je ne
connaissais pas, mon œil a été attiré par l’embrasure d’une porte. J’ai vu,
comme un voyeur, un couple de personnes âgées s’embrasser. J’avais l’impression
de surprendre des amants illégitimes. Ils étaient là, cet homme et cette femme,
à se faire de douces caresses partout sur le corps. Je ne pouvais entendre ce
qu’ils se murmuraient, mais je devinais facilement des syllabes de tendresse,
et même, me semblait-il, quelques mots un peu crus. Je m’étais si souvent posé
la question de la sexualité chez les personnes âgées. Et finalement, c’était
une interrogation personnelle : est-ce que le désir meurt ? […] À
partir de cette époque, je n’ai cessé de vivre ma vie amoureuse en pensant à la
vieillesse.
J’ai pensé
qu’il fallait vivre les choses, en oubliant les limites, et la morale même.
Je n’ai cessé
depuis de ressentir l’urgence du désir. De penser à la sensualité comme essence
de la vie. Il me semble qu’on vit différemment quand on vit avec cette conscience
intime de la vieillesse. »
Il est difficile de trouver le ton juste pour parler de la sexualité
des âgés. La seule façon de le faire est sans doute de montrer qu’elle est autre.
Intériorisée, infiniment plus tendre, plus lente et plus sensuelle. Elle n’est
plus guidée par la pulsion, mais par le cœur.
C’est une sexualité affective. Jamais sans doute, dans la vie d’un être humain,
l’expression « faire l’amour » n’a été plus significative que
lorsqu’elle désigne cette rencontre amoureuse, complice, des corps
vieillissants ou déjà vieux. Je ne me souviens que Roger Dadoun,
dans son livre Pour une vieillesse ardente, n’hésite pas à la qualifier
d’érotique. Et il a raison, car faire l’amour est une façon d’être hors
âge. Dans l’abandon érotique,
les amants vivent une expérience sensible, hors du temps, et rien ne peut leur
faire plus de bien.
Nous avons lu le témoignage de Macha Méril et
presque tout le monde a eu connaissance des déclarations très médiatisées de
Jane Fonda : « À 74 ans, j’aime faire l’amour et je n’ai jamais eu
une vie sexuelle aussi épanouie. »
Nous avons aussi lu les réactions des « experts » qui nous enjoignent de ne pas « vendre du rêve » aux personnes âgées, et qui appellent à la prudence, car le vieillissement des organes affectent, selon eux, la capacité de désirer et d'éprouver du plaisir.
Il y a donc des discours différents. Il me semble que le malentendu vient du sens que l'on accorde à l'expression « vie sexuelle épanouie et satisfaisante ».
Un article de Libération1
faisant état d'une étude2
menée pendant quarante ans auprès de huit cents femmes en Californie et publiée
dans The American Journal of Medecine affirme
que c'est parmi les plus âgées que l'on trouve le pourcentage de
« satisfaction sexuelle » le plus élevé. En effet si 30 %
seulement des femmes de 60-70 ans, faisant encore l’amour, déclarent être
« satisfaites », presque la moitié des octogénaires encore actives
sur ce plan disent avoir « un haut niveau de contentement
orgasmique ».
Cette étude est contredite par une autre étude canadienne3 disant, au contraire, que si l'avancée en âge n'a quasiment pas d'incidence sur le niveau de « satisfaction sexuelle » chez les hommes, il tend à beaucoup diminuer chez les femmes.
Je suis donc allée voir d'un peu plus près les résultats de ces études. L'étude canadienne que je viens de mentionner a pris la peine d'indiquer qu'elle s'était intéressée surtout à « l'activité coïtale », qui a plutôt tendance à diminuer avec l'âge, alors que les amants âgés privilégient les caresses et les baisers, témoignant davantage de l'amour qui circule entre eux que du désir, et ne mentionnent quasiment jamais des activités de pénétration.
La contradiction entre les deux études vient donc d'une signification
différente attribuée au mot « satisfaisant ». Celui-ci, dans l'étude
américaine, n'est pas lié uniquement au coït mais à un ensemble de plaisirs
intimes et de caresses d'autant plus investis que ces gestes et ces échanges
s'inscrivent dans un climat relationnel et d'une « proximité émotionnelle
et physique avec le partenaire ».
On ne comprend rien à l'érotisme partagé des personnes âgées si on ne
valorise pas l'intimité. Or qu'est-ce que l'intimité, sinon cette capacité de
se montrer tel que l'on est à l'autre, et de l'accueillir tel qu'il est ?
Qu'est-ce que l'intimité, sinon l'accueil réciproque de la vulnérabilité de
l'autre ? Ce qui implique confiance et tendresse. La quête amoureuse du
senior d'aujourd'hui est exigeante. Car cette intimité recherchée sort le
couple de sa « cosse narcissique ». Elle ne relève pas tant
« d'une communauté de goût ou d'intérêt, mais d'une faiblesse réciproque
avouée, qui est propre à la condition humaine4. »
Quel amour véritablement intime ne veut pas voir l'aimé vieillir ?
Demande Yann Dall'Aglio dans son livre L'amour
est-il has been ? Quelle véritable complicité amoureuse n'inclut pas la fatigue commune, la maladresse, « le
réciproque bouleversant et lent flétrissement ?5 » ?
Ainsi les baby-boomers, élevés au lait de la maîtrise, du contrôle, de
la performance, n'ont-ils d'autre choix, en vieillissant, en s'approchant de
leur mort, que d'opérer leur révolution narcissique.
Ils y sont contraints. « Ce n'est pas “une bombe sexuelle” que je
tiens dans mes bras et que je caresse amoureusement, c'est un corps vulnérable,
vieilli, mais vibrant d'émotions et tendre, un corps qui m'émeut. Et chaque
mouvement de mon corps vers le sien, de son corps vers le mien, forme une
danse. Chaque étreinte, douce ou forte, est une communion », me disait un
homme de 72 ans, veuf depuis quatre ans, qui venait de rencontrer une femme du
même âge que lui.
C'est pourquoi il y a tant de tendresse et d'humour dans l'amour que se
prodiguent les couples vieillissants.
Je termine la lecture de La joie d'amour6 dans le bateau de la Compagnie vendéenne qui
revient de l'île d'Yeu. Le bateau est bourré de vacanciers, pour la plupart des
familles versaillaises avec jeunes enfants, tous bronzés, et pleins d'énergie.
Les parents appartiennent à cette génération des successful
quadras-quinquas, actifs, rapides, qui font cinq choses à la fois, parlent vite
et fort et prennent toute la place. Notamment celle de ce couple de vieux,
discrets et élégants, qui tente vainement de préserver leur espace.
J'observe ce couple et suis
tout à coup frappée par le contraste saisissant de leurs visages paisibles au
milieu de ce tourbillon de jeunesse indifférente. Ils sont beaux tous les deux,
de cette beauté qui vient de l'intérieur. Yeux fermés, appuyés l'un contre
l'autre tendrement, ils semblent goûter un bonheur inaccessible aux autres.
Lui, l'homme, arbore un léger sourire mystérieux et doux, tout en caressant
lentement et sensuellement la main de sa femme. Ils sont dans leur monde, loin
de ce brouhaha, et je me surprends à ressentir un calme et une joie inattendus
en les regardant. Cette contemplation me fait du bien,
et j'ai conscience d'être bien la seule à percevoir ce qu'ils vivent ainsi
silencieusement,
à l'insu de tous.
Ils font sûrement encore l'amour, me dis-je, sûrement ! Car une
telle complicité sereine et heureuse ne peut exclure l'intimité des corps. Bien
sûr, je n'en aurai jamais la preuve, mais j'ai appris à voir maintenant, par ce
que dégage un couple âgé, la permanence ou non du lien charnel entre eux.
Le vieillissement ― la lente avancée du grand âge ― est-il
un obstacle à la joie d'amour ? se demande justement Misrahi.
Non, s'il y a cette connivence douce dont nous parlions plus haut, s'il y a
complicité, tendresse, attention de l'un pour l'autre, affection réciproque. L'harmonie
des sens et des esprits peut-elle être totale ?
Je les ai observés pendant le temps d'un déjeuner que nous partagions. Lui, très élégant, soigné, mais aussi très vieilli, assez fragile, m'a-t-il semblé. Elle beaucoup plus tonique bien que sensiblement du même âge que lui. Encore belle. Des traits réguliers. Un regard bleu, une silhouette gracile. Ils sont assis côte à côte. Il la couve d'un regard amoureux, elle passe souvent sa main sur la sienne, avec tendresse.
C'est si rare d'être témoin d'un tel échange amoureux, en public, chez
un couple d'octogénaires, que je me suis lancée. Après m'être présentée, je
leur parle de mon livre sur l'avenir de l'intimité amoureuse. Je leur demande
s'ils acceptaient de me parler d'eux.
Je n'ai évidemment aucune idée de ce qu'ils vivent. Mais cet amour affiché
m'intrigue.
Elle me semble, d'emblée, très ouverte à ma proposition : « Nous nous
sommes retrouvés il y a deux ans, après quarante ans sans nous voir, Pierre
venait de perdre sa femme, il était libre. Nous vivons un amour. »
Bien que je meure d'envie d'en savoir plus, et qu'elle semble tout à
fait prête à s'épancher, je préfère leur proposer de venir les voir chez eux en
Bourgogne.
Quelques semaines plus tard, je viens déjeuner chez eux. Ou plutôt chez
lui,
car j'apprends alors qu 'ils ne vivent pas encore
ensemble. Elle est italienne et vit à Rome. Mais elle a pris un petit studio
dans la ville voisine de la sienne, à Joigny, pour venir de temps en temps lui
rendre visite. Lui va aussi à Rome, chez elle. Quand j'arrive, il souffre d'une
mauvaise bronchite et m'accueille en robe de chambre très élégante. J'ai déjà
remarqué cette recherche vestimentaire, témoignant d'un souci de représentation
de lui-même, et de respect d'autrui. Un baisemain très délicat auquel je suis
sensible. Puis,
il s'excuse de ne pas pouvoir déjeuner avec nous. Elle, Marisa, m'emmènera
déjeuner dans un bon restaurant de la ville et nous reviendrons ensuite prendre
le café avec lui.
Je pense alors qu'il préfère sans doute que sa compagne me parle
d'abord. Peut-être ma démarche l'incommode-t-elle un peu ? Parler de sexe,
à 80 ans, avec un écrivain qui ne cache pas son intention de publier leur
témoignage, j'imagine facilement que cela ne va pas de soi. Mais je découvre
ensuite qu'il a dévoré mon livre sur l'expérience de vieillir7, un ouvrage que je leur ai envoyé pour
préparer notre rencontre. Les pages sont annotées et plus particulièrement
celles qui concernent la sexualité dans le chapitre intitulé « Vieillir et
jouir encore ». Cela me rassure. Je pense que nous pourrons alors aborder
assez facilement ce sujet.
Nous voilà donc Marisa et moi au restaurant. La confiance avec laquelle
elle me raconte leur histoire me touche. Ils se sont rencontrés il y a quarante
ans, en Italie, mais il était marié et l'histoire n'a pas eu de suite. Marisa,
elle, ne s'est jamais mariée. Riche, belle, elle a mené une vie de femme libre,
cultivée, passionnée de psychologie, de spiritualités.
Bien des amants ont peuplé sa vie. Et je me dis, en la regardant, qu'elle était
certainement une de ces Italiennes modernes au charme incontestable, victimes
malgré elles de cette liberté qui se paie cher dans un monde machiste. Car le
prix à payer est celui de la solitude. Elle s'en est rendue compte un peu tard,
mais a su l'exprimer. C'est ainsi qu'une amie, ayant appris que Pierre était
veuf, a organisé leurs retrouvailles. « Je voulais un compagnon », me
confie-t-elle. Lui sortait d'une série d'épreuves, son cancer dont il a guéri,
celui de sa femme, dont elle est morte. Comme pour bien des hommes, l'idée de
vivre seul lui était insupportable. Il a donc fait une cour assidue à Marisa.
« Il m'a écrit une lettre qui m'a beaucoup touchée, me demandant si j'acceptais
d'occuper la place de sa femme. » Marisa n'avait pas l'intention de
prendre cette place, ni de devenir son infirmière. Aussi ont-ils négocié un
mode de vie lui permettant de garder un peu d'autonomie. « Il est plus
amoureux de moi que moi de lui », me dit-elle, mais il avait « une si
jolie façon de m'embrasser sur la bouche, qu'il a conquis mon cœur. Nous nous
aimons, et nous sommes des octogénaires qui voulons faire l'amour. » Puis,
se reprenant, « J'ai envie de faire l'amour avec lui, mais c'est compliqué.
Il y a si longtemps qu'il ne l'a plus fait. Nous allons voir un sexologue qui
essaie de nous aider ». Je finis par comprendre qu'elle a encore une
libido assez jeune et qu'elle rêve d'une relation sexuelle complète. Mais lui,
comme beaucoup d'hommes de son âge, n'a plus d'érection depuis longtemps, et,
au fond, plus vraiment de libido. Mais il l'aime, veut la satisfaire et est
prêt à beaucoup pour cela. Comme, par exemple, d'aller exposer leur problème à
une jeune sexologue de 45 ans. J'avoue penser alors qu'ils sont bien courageux,
tous les deux !
C'est en prenant mon café une heure plus tard avec Pierre, qui va un
peu mieux, qu'il me dit ce que cette jeune spécialiste de la vie sexuelle a
tenté de lui faire comprendre.
La sexualité d'un quadragénaire n'a pas grand-chose à voir avec celle d'un
quadragénaire. Il ne faut pas viser la performance, mais explorer le corps à
corps, la tendresse.
« Nous n'avons pas le temps de faire
l'amour », me dit-il. Je ne peux m'empêcher de rire. Pas le temps ?
Marisa m'explique qu'ils n'ont pas de lit ! Pas de grand lit. Ils dorment
dans des lits jumeaux, et n'ont donc jamais l'occasion de se lover l'un contre
l'autre et de se câliner. Le soir, après dîner, ils tombent tous les deux de
sommeil. Les quelques séances qu'ils ont eues avec leur thérapeute leur ont
fait prendre conscience qu'il est urgent qu'ils achètent un grand lit. Le
fameux lit va bientôt arriver. Ils pourront alors faire la sieste,
et « faire la tendresse ». Je les écoute me parler si simplement de
leur vie intime, avec un mélange d'étonnement et d'émotion. « Dans votre
livre, s'exclame Pierre, vous dites qu'une femme peut éprouver une plénitude,
dans le contact de sexe à sexe, même si l'homme n'a pas d'érection. Mais Marisa
attend que j'en ai une ! Elle est frustrée sinon.
Je me demande s'il ne faudrait pas que je prenne du Viagra ! »
Pourquoi pas, ai-je répondu, me souvenant que François Parpaix
m'avait confié avoir prescrit du Viagra à un homme de 96 ans, parce qu'il avait
besoin de se sentir homme.
Je mesure alors combien les représentations de la virilité sont
fortement ancrées chez l'homme comme chez la femme. Elles menacent
l'épanouissement d'une intimité physique, dans le grand âge. Combien d'hommes
préfèrent renoncer à leur vie sexuelle, alors qu'ils pourraient explorer une
autre manière de faire l'amour ! Mais combien de femmes âgées restent
fixées, elle aussi, au souvenir d'expériences de jeunesse, persuadées que la
seule manière pour elles d'atteindre une forme de jouissance est d'être pénétrées.
Je sens que le couple de Pierre et Marisa est à un tournant. S'ils veulent
vivre leur amour, et le vivre corps et âme, il leur faut abandonner leurs
références. S'ouvrir au nouveau. Se blottir l'un contre l'autre dans le grand
lit qui va bientôt arriver, et laisser faire.
Ils sont d'ailleurs suffisamment intelligents l'un et l'autre pour
sentir le danger que représente le fait de vouloir reproduire du connu. L'échec
est indubitablement au bout.
C'est une jolie expression que j'ai entendue un jour d'un couple âgé,
qui faisait encore l'amour, mais différemment.
André (89 ans) et Jeanne (85 ans) vivent depuis soixante-cinq ans
ensemble. Ils sont en assez bonne santé et autonomes. Leur connivence heureuse
ne fait aucun doute. Je la sens d'emblée à leur manière d'être, en eux-mêmes,
calmes et rayonnants, et avec l'autre dans cette « expansion douce »
que je perçois comme une sorte de halo invisible qui les tiendrait ensemble. On
se sent bien près d'eux, ce qui est déjà un signe. Ils respirent donc quelque
chose d'heureux. Nous parlons de leur vie, et j'apprends qu'ils « se sont
mariés pour la vie » et que si leur couple a duré, malgré les épreuves et
les coups durs, c'est qu'ils ont toujours été fidèles l'un à l'autre et se sont
fait une confiance absolue. André me confie : « J'ai toujours pensé
que face aux tentations ― et il en a eu ― il ne fallait pas de
première fois. Quand un homme trompe sa femme une fois, il ouvre une porte qui
ne sera jamais plus refermée ! » Et Jeanne d'ajouter : « Je
lui ai toujours fait confiance. Je savais que si j'avais une épreuve je pouvais
m'appuyer sur lui. » Cette connivence douce qui émane d'eux, aujourd'hui,
dans leur grand âge, repose de fait sur une connivence physique, un attrait qui
a toujours été là.
Je les regarde et les trouve beaux, tous les deux. Lui a une élégance certaine, une virilité posée, un beau regard
dans lequel on lit une solidarité, une confiance en soi qui donne envie d'aller
vers lui. Elle a un joli visage, très féminin, qui dégage une sensualité douce
et réservée, mais aussi une certaine force. Je leur pose une question assez
intime à laquelle ils ont bien voulu répondre : comment leur sexualité
a-t-elle évolué en soixante-cinq ans ? Elle me répond sans hésiter qu'avec
le temps cela n'a fait qu'aller mieux. Bien sûr, après une première lune de
miel de trois ans, il y a eu des moments où avec les grossesses et les enfants
elle s'est sentie moins disponible, et lui a pu traverser des périodes pendant
lesquelles le travail, les soucis, ont eu leur effet raboteur, mais au fil des
ans, le plaisir de faire l'amour est resté vivace. « On l'a fait
très longtemps. » J'ai compris qu'ils ne le faisaient sans doute
plus mais n'ai pas osé demander depuis
quand ils avaient cessé de le faire, car j'ai senti qu'ils avaient
trouvé une autre manière d'être sensuellement et tendrement ensemble. C'est
elle qui a tenu à préciser qu'ils n'avaient jamais fait chambre à part, qu'ils
dormaient toujours dans le même lit, l'un contre l'autre, main dans la main
avant de s'endormir, et que ce contact tendre des peaux et des corps était
quelque chose de vital pour elle.
Et puis elle m'a parlé de la
danse. Ils ont toujours aimé danser, des danses de salon et depuis peu des
danses country. Alors André s'est animé. Il m'a raconté que lors d'un séjour au
ski avec un groupe de seniors, ils ont assisté à une soirée dansante dans
l'hôtel où ils se trouvaient avec de jeunes cadres. Ils se sont mis à danser
des valses, des tangos, des paso doble, et les jeunes ont voulu les féliciter
pour le plaisir qu'ils donnaient à voir, un plaisir rare, celui de corps vieux
rendus beaux par le rythme et l'accord. Ils dansaient bien, et on sentait
manifestement qu'ils avaient du plaisir. Les jeunes n'en sont pas
revenus !
Ils avaient devant eux la preuve que l'on peut encore danser et faire l'amour
tard dans la vie.
Au fond, André et Jeanne cultivent le plaisir de l'entente, comme on
cultive un jardin, avec attention et conscience. C'est le plaisir qui est au
centre de leur couple, même quand ils partagent leurs soucis communs. Ils sont
attentifs l'un à l'autre, se parlent beaucoup, et ne « s'engueulent »
jamais. Ils ont conscience de la chance qu'ils ont d'être encore ensemble et
remercient quotidiennement le ciel, auquel ils croient, de cette grâce.
« Oui, nous avons de la chance, car parmi nos amis du même âge,
certains
“se supportent mais ne s'aiment plus”. Ils comblent une vie réciproque mais ne
sont pas heureux. » Cette chance, ils la considèrent l'un et l'autre comme
un bien fragile, précaire, car ils n'ont plus trop peur que des
« tentations » viennent ébranler leur couple, ils savent que la
réalité de la mort les attend, et qu'ils devront se quitter un jour.
Le couple n'est donc pas une sécurité,
un rempart, une garantie contre la solitude. Il ne protège de rien du tout. Il
est un risque.
Ils ont la chance d'être encore deux, ensemble, à leur âge, et je pense à tous ceux et celles qui aimeraient vivre cette complicité sereine et tendre, mais qui seuls, veufs ou divorcés, ont déjà rayé l'amour de la carte de leurs projets. La solitude les a installés dans un pessimisme tranquille. Ils semblent s'être accommodés de ce deuil de leur vie amoureuse et sexuelle, mais c'est tellement souvent au prix d'une sorte de résignation triste qui les fait vieillir à toute vitesse. Je pense aussi à tous ces couples qui ne font plus l'amour depuis longtemps mais qui restent ensemble pour toutes sortes de bonnes raisons qui vont de l'habitude à la peur de la solitude. Je croise parfois leurs regards dans les restaurants parisiens où je vais dîner. Ils ne s'adressent pas la parole de tout le repas, mangent avec application, émettent tout juste une appréciation sur le vin ou le plat qu'ils dégustent, mais ils ne se racontent plus rien et semblent s'ennuyer. Ils ne font certainement pas l'amour en rentrant. Leurs occupations solitaires, Internet, la lecture, la télévision les attendent. Éros est parti depuis longtemps.
1. « Plus femme
vieillit, plus femme jouit », Frédérique Roussel, Libération, 6
janvier 2012.
2. Étude “Sexual activity and satisfaction in healthy
community-dwelling older women”, de Ricki Bettencourt, Elisabeth Barret-Connor et Susan E. Tromperer, janvier 2012.
3. “The effect of age on sexual repertoire and its
concomitant pleasure”, de G. Trudel et M.C. Goldfarb.
4. Yann Dall’ Aglio, op. cit. p. 95.
5. Ibid., p. 95.
6. Robert Misrahi, op. cit.
7. La chaleur du
cœur empêche nos corps de rouiller, op. cit.