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Avril 2014
Cahier du « Monde » N° 21450 daté Samedi 4 janvier 2014
Alors que le réseau social a dépassé
le milliard d’utilisateurs, philosophes et sociologues s’interrogent sur la
nature des liens qui s’y tissent
|
Mes cent amis
sont-ils mes amis ? Quand on demande au philosophe André Comte-Sponville, qui a beaucoup écrit sur l’amitié, s’il possède un
cercle d’amis en ligne, il répond vivement : « Mes enfants avaient
créé, sans me consulter, une page Facebook à mon
attention. Dans les heures qui ont suivi, j’ai reçu trois messages de gens que
je ne connaissais pas me demandant si je voulais être leur ami. Cela m’a paru
une invasion insupportable et un contresens sur l’amitié. J’ai supprimé ma page
aussitôt ! »
Selon lui, les relations qui se tissent sur le réseau social sont « superficielles ». Elles n’ont
guère à voir avec la “souveraineté et parfaite amitié” dont parle Montaigne,
celle qu’il a vécue avec La Boétie, et dont il
disait : “Cette amitié de quoi je parle est indivisible, chacun se donne
si entier à son ami qu’il ne reste rien à départir ailleurs.” »
Au regard de cette amitié rare et passionnée,
les réseaux de cent « amis » et plus qu’affichent les utilisateurs de Facebook lui semblent pléthoriques et inaboutis. « Une
réelle amitié ne peut se répandre indéfiniment, poursuit-il. Aristode disait :Ce
n’est pas un ami celui qui est l’ami de tous, ni même, j’ajouterais, qui est
l’ami d’une multitude. L’amitié suppose trop de confiance, de sincérité,
d’intimité – et de temps ! – pour qu’elle soit partagée avec des dizaines
de personnes. Un ami, ce n’est pas seulement quelqu’un avec qui je parle ou
j’écris, mais une personne avec qui je pratique certaines activités communes,
une promenade, un sport, un jeu, un repas. Comment imaginer qu’un écran puisse
y suffire, ou en tenir lieu ? »
Le philosophe conclut par un questionnement inquiet : « Il vaut
certes mieux avoir des amis virtuels que pas d’amis, mais il serait dangereux
et triste de s’en contenter.Mieux vaut avoir quelques
amis réels que des centaines amis virtuels sur Facebook...
» André Comte-Sponville résume bien la méfiance
que suscite encore chez beaucoup de parents, de pédiatres et de philosophes le
succès massif des réseaux sociaux comme Facebook,
Google+, Tweeter, Tumblr, Instagram
ou LinkedIn. D’après l’édition 2013 du rapport «
Internet Trend », des analystes Mary Meeker et Liang
Wu, Facebook réunit aujourd’hui plus de 1,15 milliard
d’usagers actifs.
Des chercheurs et des intellectuels font cependant entendre une voix
plus enthousiaste. La philosophe Anne Dalsuet,
auteure de l’essai T’es sur Facebook ? Qu’est-ce
que les réseaux sociaux changent à l’amitié ? (Flammarion, 2013), ne
partage pas l’idée que l’amitié est obligatoirement rare ni que les relations
virtuelles s’opposent au réel.
« L’opinion selon laquelle une amitié en ligne serait
factice semble dépassée à l’heure de l’Internet mobile. Aujourd’hui, des
millions de gens vivent en proximité permanente avec leurs proches, échangent
des textos, des images et des rendez-vous grâce à
leur portable. C’est une forme d’intimité entretenue à distance. Ces relations
prolongent et étoffent les amitiés fortes déjà existantes et les différentes
formes de copinage. »
Pour la philosophe, une nouvelle « chronologie affective » fondée «
sur l’immédiateté et dialogue »
s’est mise en place à travers les réseaux sociaux. « La sociabilité ne réside pas seulement
dans le face-à-face physique : chacun se retrouve plongé au cœur d’une
communauté virtuelle de proches, vivant avec eux dans une véritable
“coprésence” numérique. »
C’est une nouvelle manière d’être au monde, affirme Anne Dalsuet.« Prenez la page d’accueil de Facebook.
Chaque usager la personnalise avec des photos, des vidéos, des musiques, comme
on décore sa chambre. C’est un lieu convivial où nous invitons nos amis de cœur
et nos complices, avec qui nous échangeons toute la journée sur un registre
ludique et “cool”. C’est une façon de se comporter,une expérience spatio-temporelle tout à fait réelle
et inédite. »
« L’amitié suppose trop de confiance de sincérité, d’intimité – et de temps ! – pour être partagée avec des dizaines de personnes » ANDRÉ COMTE-SPONVILLE
philosophe |
Le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron,
directeur de recherches à l’université Paris-VII, spécialiste de l’adolescence,
qui a dirigé l’ouvrage Subjectivation et empathie dans les mondes numériques
(Dunod, 2013), propose une analyse proche : «
La présence en chair et en os n’est plus la seule référence, ou la principale,
pour tous ceux qui se retrouvent sur les réseaux. Pour les nouvelles
générations, les “chats” en ligne sont tout à fait réels, chargés
d’affectivité. D’ailleurs, la traditionnelle crise de l’adolescence s’est
transformée avec Facebook. Aujourd’hui, les jeunes
mènent une vie parallèle et collective sur leur ordinateur. Ils se créent leur
propre communauté d’amis, une sorte de nouvelle famille à travers les réseaux
sociaux.
L’invention du téléphone a suscité des craintes :
allait-il créer des relations factices ? Aujourd’hui, les mêmes critiques
s’appliquent
à notre usage d’internet.
Selon lui, l’opposition entre
virtuel et réel est dépassée.
D’autant plus qu’aujourd’hui les messageries des réseaux, associées à la géolocalisation, permettent de se retrouver physiquement à
tout moment, facilitant les allers-retours entre le monde des amis virtuels et
la rencontre IRL (in real life, « dans la vraie vie ») – que ce soit
pour un rendez-vous, une virée entre copains, un apéro improvisé ou un
flash-mob. Avec les portables,les
tablettes, avec les écrans tactiles, sans oublier Skype
et son relais vidéo, nous vivons désormais beaucoup plus dans une « réalité
augmentée », où les informations et le relationnel circulant sur
Internet interagissent avec l’environnement, que dans un cybermonde fermé sur
lui-même.
Mais que répondre à la critique d’insincérité ou d’inauthenticité des
amitiés tissées sur Internet ? Spécialiste de l’approche philosophique des
technologies numériques,Stéphane
Vial, enseignant-chercheur à l’université de Nîmes et auteur de L’Être et
Écran. Comment le numérique change la perception (PUF, 2013), estime
que les concepteurs de Facebook ont gagné un pari
audacieux en désignant par les mots « ami » et « amitié » le lien qu’ils
proposent de tisser en ligne. « Au départ, il s’agissait de développerdes contacts entre étudiants, mais ils ont voulu
provoquer un attachement plus fort,plus
affectif, et l’histoire leur a donné raison ! Les usagers se sont
précipités pour inventer toute sorte de liaisons, allant de la camaraderie à la
relation forte. »
Quand on
lui oppose l’authenticité de l’amitié selon Aristode,
Stéphane Vial ironise :« Mais que nous dit Aristode ? Que l’amitié est une relation affective
“nécessaire pour vivre” , et que “ce bien le plus
précieux qui soit” constitue un des fondements du lien social. Il me semble que
les réseaux sociaux démontrent, de façon ébouriffante, qu’Aristode
a raison ! Partout, dans le monde, des “amis” de toutes sortes se
retrouvent en ligne, font connaissance, se rapprochent, puis ils retrouvent
pour prendre un verre. Pourquoi se rencontrer par hasard dans un bar, comme
avant, sans passer par Internet, serait-il la seule manière d’établir une
relation vraie ?
La philosophe Anne Dalsuet voit, elle, une
quête de sincérité dans le fait que la plupart des usagers de réseaux
préservent un espace et une messagerie privés où n’accède qu’un petit nombre,
ou encore recherchent sur Internet leurs amis d’enfance, ceux qu’ils ont
perdus, ou un premier amour. Cela traduit une envie de maintenir et de renouer des
relations non factices. « C’est aussi une manière de revisiter son histoire personnelle,de l’enrichir des
autres, de reconstituer cette herméneutique et ce récit de soi dont parle [le
philosophe] Paul Ricœur [1913-2005] », ajoute Anne Dalsuet.
Sur le site Facebook Stories, qui évoque « les personnes utilisant Facebook de façon extraordinaire », des dizaines
d’histoires montrent comment le réseau social peut parfois contribuer à
reconstituer l’univers affectif de personnes en mal d’amitié. Mayan Sharma, un jeune Indien atteint d’une méningite,
avait perdu la mémoire. En échangeant avec ses amis, en dialoguant en ligne
avec ses copains et ses parents, il a réussi à sauver des bribes de son passé
et à se reconstruire une personnalité.
Sylvie, divorcée et mère de deux enfants, s’est mise en quête de son
premier amour, Serge, rencontré à 15 ans. Elle a fini par le rencontrer sur le
réseau, depuis, ils vivent ensemble. Rien d’inauthentique.
Bien sûr, on ne trouve pas sur Facebook
Stories les histoires d’« amis » ayant colporté des ragots dévastateurs ou
cherché à détruire une réputation, ni les féroces critiques sur les réseaux
sociaux et Internet développées par l’écrivain américain Jonathan Franzen,qui a dénoncé, dans une
tribune publiée par le quotidien The Guardian en septembre 2013, la
surconsommation de technologies « addictives et
aliénantes ». Ni les essais de la psychologue américaine Jean M. Twenge – Generation Me
et The Narcissism Epidemic
(Simon & Schuster, 2006 et 2009) –, qui voit dans les usages des réseaux
sociaux une forme de promotion égotique et nombriliste : plus que des «
amis », les usagers y chercheraient des « followers »
(des « suiveurs »), afin de se faire valoir.
Un anthropologue britannique, Daniel Miller, semble donner raison aux
défenseurs des réseaux sociaux. Dans son ouvrage Tales from
Facebook ( « contes de Facebook », Polity Press, 2011), il en a étudié l’usage sur l’île de la
Trinité, située à proximité du Venezuela. À Santa Ana, un village isolé en
proie à des tensions de voisinage, Facebook a permis
aux jeunes de se rapprocher, de s’entraider pour réviser leurs cours et de
jouer en ligne, en dépit des vieilles disputes familiales. À Tunapuna, une petite ville où chacun menait sa vie dans son
coin, Facebook a permis de multiplier les échanges
amicaux. Selon Daniel Miller, les réseaux sociaux ont échappé à leurs créateurs
et appartiennent désormais aux communautés qui, en les détournant, ont fait
mentir tous ceux qui affirment que les relations amicales et collectives se
dégradent du fait de la consommation du high tech et de l’individualisme.
Dans L’Être et l’Écran, Stéphane Vial pense, lui, qu’un
véritable « entêtement technophobe » paralyse encore la réflexion sur
les interactions entre les hommes et les machines. « Ceux qui estiment
encore, souligne Vial, dans la lignée des penseurs réactifs à la
technique comme Martin Heidegger ou Jacques Ellul, que les nouvelles
technologies nous aliènent ou falsifient les relations humaines oublient qu’à
chaque époque nous avons été façonnés par des techniques de communication et de
transport. Nous avons toujours été sous l’emprise de ce que le philosophe Peter
Sloterdijk appelle une “anthropotechnique”, au sens
où les technologies d’une époque affectent notre être même tout comme nos
comportements. »
Le téléphone est un bon
exemple. « Au début, reprend
Stéphane Vial, beaucoup de gens le trouvaient trompeur, dérangeant ou
frivole, et détestaient s’en servir. Le fait qu’il a facilité le harcèlement et
les écoutes policières ne l’a pas empêché de bouleverser radicalement notre
façon de vivre, de travailler, d’aimer, nous déployant des êtres de parole. »
Depuis, « parler sans se voir » est devenu un élément « naturel »
de notre culture. Cette nouvelle pratique a enrichi nos manières de
communiquer. Il se passe la même chose depuis notre entrée dans un monde
numérique, même si beaucoup se refusent à le penser.
Au terme d’une enquête commencée en 2000 sur les usages des réseaux
sociaux au Canada, le sociologue Barry Wellman,
coauteur de Networked (« en réseau », The Milt Press, 2012), a voulu
distinguer la socialisation d’avant et d’après l’arrivée d’Internet. Selon lui,
nous vivions jusque dans les années 1980 dans une société de« petites boîtes »
– une expression empruntée à la chanson moqueuse de Malvina Reynolds, Little Boxes (1962). Dans ces univers
étanches – familles, entreprises, collectivités –, les individus entretenaient
des liens forts, se montrant le plus souvent « conformistes et uniformes ».
Avec
l’arrivée du Web dans les années 1990, nous sommes passés à une société d’«
individualisme en réseau », où le « lien social fort »,
traditionnel et amical,est
complété par des « liens faibles », nombreux et variés, mais aussi denses et indispensables. Même s’ils
restent centrés sur une communauté ou une famille,les individus connectés jettent des ponts vers
d’autres collectifs, se font de nouveaux amis, sur la durée ou le temps d’une
expérience partagée, se trouvent confrontés à des influences inédites, à des
façons de vivre surprenantes et à des relations affectives inhabituelles. En
cela, ils re-déploient l’amitié, dans sa diversité, et
au final en révèlent de nouvelles formes.
Avec
le Web, nous sommes passés |
L’actuel
essor, massif, des réseaux de rencontres amoureuses et sexuelles conforte ces
analyses. Ces sites permettent de développer, comme le montrent les enquêtes et
les récits du sociologue du CNRS Jean-Claude Kaufmann (Sex@mour, Armand Colin, 2010) ou encore du professeur en
sciences de l’information Pascal Lardellier (Les
réseaux du cœur. Sexe, amour et séduction sur Internet, François Bourin, 2012), une palette d’amitiés érotiques qui semble
s’adapter aux quêtes des « individus en réseau ».
Ainsi,
les sites de célibataires comme Adopteunmec, EDarling, Attractive World ou Meetic,
avec leurs centaines de milliers de visiteurs, aident les solitaires à
construire, après plusieurs tentatives ou à la suite de soirées festives
organisées entre membres, une liaisonsi possible
durable. D’autres plate-formes, comme Gleeden (600 000 visiteurs déclarés en France),
fédèrent des personnes mariées cherchant une amitié sexuelle, un amant, une
maîtresse – ou encore une aventure sans lendemain. Quant au réseau gay Grindr,il propose un service de géolocalisation aux homosexuels en quête d’une rencontre immédiate,
dans le quartier où ils se trouvent.
Grâce
à ces sites très diversifiés, la personne connectée s’engage dans des aventures
affectives et sexuelles nouvelles, qu’elle poursuit ou abandonne au gré des
rencontres. Ici encore, facilitées par les réseaux de rencontre, plusieurs
variétés d’amitiés – forte ou passagère – sont rendues possibles et explorées.
Rien de factice. Dans Les réseaux du cœur, Pascal Lardellier
montre bien comment le moment de « l’approche en ligne », loin d’être
inauthentique, permet de découvrir l’autre en sondant en profondeur son esprit
et ses qualités. « Les femmes apprécient ces échanges épistolaires,
explique-t-il, elles repèrent les fautes d’orthographe ou de goûts, elles se
font vite une idée précise sur la personnalité du correspondant. En fait, le
Net favorise la sélection sociale et par affinités. » Il ajoute : « Avant,
pour aimer d’amour ou d’amitié, il fallait d’abord s’être rencontré “pour de
vrai”. Aujourd’hui, dans un premier temps, on
peut tout à fait s’en affranchir pour mieux choisir, sans toute la lourdeur de
la drague physique.
Les
amitiés sentimentales et érotiques ne sont pas les seules à prendre d’autres
formes grâce aux réseaux sociaux et à l’interactivité. Les amitiés entre
ennemis supposés, voire entre les peuples, suivent le mouvement. Ainsi,
l’Israélien Pushpin Mehina
(de son vrai nom Ronny Edry) a créé en mars 2012 une
page Facebook où on le voit avec sa fille, souriant, au-dessus
de l’appel : « Iraniens, nous ne bombarderons jamais votre pays. Nous vous
aimons. » À ce jour, la page « Israël loves Iran » compte 116 479 J’aime
». ■
FRÉDÉRIC JOIGNOT