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Juillet
2015
Pierre-Henri TAVOILLOT et
François TAVOILLOT
Le Point 2227 du 14 mai 2015
Buzz. Depuis l’Antiquité, les
philosophes cherchent le bonheur dans la ruche. Un livre retrace cette odyssée.
« S |
i l’abeille venait à disparaître de la surface du
globe, l’humanité n’aurait plus que quatre ans à vivre. Plus d’abeilles, plus
de pollinisation, plus de plantes, plus d’animaux, plus d’hommes. » Einstein n’a sans doute
jamais prononcé cette prophétie. Peu importe, le succès de la formule montre à
quel point l’abeille est perçue comme une sorte de miroir de l’humanité et le
baromètre de son destin. Dans « L’abeille (et le) philosophe » (Odile
Jacob), François et Pierre-Henri Tavoillot tentent de
percer le succès de la métaphore apicole chez les philosophes. Les deux frères
sont armés pour : l’aîné, François, est apiculteur et féru de philosophie,
le plus jeune est professeur de philosophie et piqué d’apiculture. On découvre
donc que l’inoxydable insecte a servi à (presque) tout : symbole de
sagesse, emblème politique, modèle économique, parangon de vertu, jusqu’à
inspirer son fameux « buzz » à Internet. Un
petit traité philosophique qui se butine sans modération ■ OLIVIA RECASENS
Le Point : Vous dites qu’aucun autre animal que l’abeille n’a davantage fasciné les hommes.
Pierre-Henri Tavoillot : Depuis la nuit des temps, l’humanité a vu dans la ruche une sorte de
miroir idéal d’elle-même. L’abeille, pourtant, ne ressemble guère à
l’homme : c’est un insecte plutôt rustique. Mais, comme lui, elle vit en
collectivité ; comme lui, elle récolte, transforme et fabrique ;
comme lui, elle se protège, combat, se sacrifie et se soigne. Alors la
tentation est grande de projeter sur la ruche les interrogations essentielles
de l’humanité. D’ailleurs, les philosophes et les poètes ont attribué à
l’abeille toutes les vertus possibles : prudente, avisée, fidèle,
altruiste, travailleuse, économe, propre, chaste, géomètre, bâtisseuse,
prophète et même excellente météorologue. L’homme gagnerait, nous disent ces
sages, à s’inspirer de son exemple.
Selon vous, son statut ambivalent, mi-sauvage mi-domestique, en ferait un intermédiaire entre l’état de nature et la culture ?
Oui, l’abeille se trouve à la frontière de plusieurs dimensions. La nature et la culture, puisque la ruche offre, en pleine campagne, le spectacle fascinant d’une cité-usine ultra complexe. Le céleste et le terrestre, puisque l’abeille qui butine le nectar des fleurs y recueille une rosée divine issue de la nourriture des dieux. Cette origine surnaturelle permettait d’ailleurs d’expliquer que le miel soit le seul produit de la nature qui ne pourrit pas. Ce qui n’échappera pas à ceux qui auront à embaumer les corps de rois. Ajoutons que si son miel est doux, sa piqûre est redoutable. Chaque fois, l’abeille semble nous offrir la recette permettant de concilier les contraires. Sa sagesse est une leçon de mesure et d’équilibre subtils.
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Muse. Proudhon, Aristode, Virgile, Saint-Simon, Bacon, Napoléon (ci-contre), Platon (page 5) : De tout temps, l’abeille A inspiré les penseurs. |
Mais, ce qui est frappant, c’est
la pérennité de ce modèle tout au long de l’histoire de la pensée.
On découvre qu’à toutes les grandes étapes de la pensée occidentale l’abeille est là, « mobilisée », pour des missions très spéciales. Ainsi, dans la mythologie grecque, les abeilles ont un rôle capital pour raconter l’invention de la civilisation, de la justice, de l’ordre du monde : si le jeune Zeus devient fort et capable de rivaliser avec son brutal père Cronos, c’est qu’il a été élevé au lait et au miel. Mais il faut aussi se garder de trop de douceur, comme le raconte l’histoire d’Aristée, le maître mythique des abeilles, qui vient mettre tragiquement fin à la « lune de miel » d’Orphée et Eurydice, car celle-ci risquait de s’éterniser dangereusement. L’abeille apparaît ici en gardienne de l’équilibre subtil de la nature et de la culture.
Comment expliquer que le plus
grand penseur de l’Antiquité, Aristode, se soit
autant préoccupé de l’abeille ?
L’abeille est en effet – après l’homme – l’animal auquel il a consacré le plus de pages. Aristode considérait que la ruche était un univers en petit : un microcosme. Aussi, en l’étudiant, il espérait comprendre les mystères du grand cosmos. La question qui le taraude est celle de la reproduction des abeilles. Elle va d’ailleurs occuper les savants jusqu’au début du XIXe siècle, où elle sera enfin résolue. D’une part, on n’avait jamais vu les abeilles copuler ; d’autre part, dans la ruche coexistent les ouvrières, la reine et les bourdons. Comment toute cette diversité fait-elle pour se reproduire ? Voilà l’énigme. Pour Aristode, qui s’acharne à la résoudre, on a là l’image même du cosmos et donc la clé de son mystère. Chez lui, l’abeille est métaphysique !
« Pour le christianisme,
la ruche devient une sorte d’Évangile pour les nuls. »
L’histoire se poursuit avec le
poète latin Virgile…
La IVe partie des « Géorgiques » est le chef d’œuvre absolu de la philosophie apicole. Tout y est : sagesse, vertu, gloire, poésie subtile et précision agronomique. Tout cela est mis au service d’une propagande politique : qui vise à soutenir la prise de pouvoir d’Octave, qui deviendra Auguste pour la postérité. La ruche offre en effet l’image apaisée d’une république qui a un chef – on croit alors que la reine est un roi –, soit exactement le nouveau régime qu’Octave entend instaurer pour mettre fin à la longue guerre civile romaine. Napoléon saura s’en souvenir lorsqu’il réfléchira aux nouveaux symboles de l’Empire français. Là encore, l’abeille reprendra du service.
Impériale, monarchiste,
aristocrate ou démocrate, l’abeille a servi tous les régimes ?
Et encore pourrait-on ajouter l’anarchisme, le socialisme, le communisme, le libéralisme. Ainsi, un des premiers penseurs « libéraux », le médecin néerlandais Bernard Mandeville, écrit au début du XVIIIe siècle la fameuse « Fable des abeilles ». il y montre que la poursuite des intérêts particuliers, loin de nuire à l’intérêt général, le réalise. On retrouve le modèle de la ruche pour penser la société industrielle (Saint-Simon), anarchiste (Proudhon), féministe (Bachofen) ou communiste. Et si, pour Marx, l’abeille a moins de valeur qu’un architecte, son organisation rigide représente le spectre à exorciser pour les défenseurs des libertés que sont Constant, Tocqueville ou Thiers.
Saint Augustin fait même de
l’abeille la clé du mystère de l’Immaculée Conception !
Pour le christianisme, la ruche devient une sorte de parabole : un Évangile pour les nuls, en quelque sorte. Car, en regardant le petit monde des mouches à miel, on comprendra les mystères les plus complexes, comme la virginité de Marie (qui cesse d’être anormale quand on la compare à celle des abeilles). Même l’essaimage sera mis en scène pour préserver du risque de schisme ou d’hérésie. Luther en usera pour se justifier d’avoir quitté une Église devenue étroite.
Selon vous, l’abeille est aussi à
l’origine de la science moderne ?
Francis Bacon (1561-1626) en fait l’emblème de la méthode expérimentale. La première représentation d’une image microscopique est une abeille ! elle date de 1625, à l’époque où le pape Urbain VIII Barberini, ami et pourtant accusateur de Galilée, fit couvrir Rome du symbole de sa famille : l’abeille ! On commence alors à observer que le roi est en fait une reine et que, pondant les œufs, celle-ci pourrait bien n’être pas si vierge que ça. Par la suite, une querelle violente voit s’affronter les grands naturalistes des Lumières – Réaumur, Buffon et Condillac – pour savoir si on peut ou non considérer l’abeille comme une experte en géométrie, apte aux calculs mathématiques complexes. Ces querelles ne sont pas anodines, car elles engagent des conceptions antagonistes du monde à l’aube de la science moderne : le mécanisme contre le créationnisme. Certains ont même proposé que l’alvéole de cire – toujours identique depuis la nuit des temps – devienne l’étalon universel de mesure.
L’abeille a-t-elle fini sa
carrière de symbole ?
Pas du tout. Elle est toujours
présente comme baromètre du destin de l’humanité et de la fragilité de
l’environnement. Elle est désormais utilisée pour penser la nouvelle économie
de la connaissance à partir du phénomène de la pollinisation. L’idée est
limpide : de même que l’abeille, en cherchant le nectar sur les fleurs,
contribue à la reproduction des fleurs, l’internaute, qui clique sur son moteur
de recherche, contribue à augmenter la connaissance, l’efficacité et donc la
valeur du moteur de recherche. Ainsi la récolte, loin de nuire, accroît les
ressources : idéal d’un développement durable… On va aussi être tenté de
s’inspirer du comportement de l’essaim pour penser l’intelligence collective et
envisager de régénérer la démocratie. Il faut raison garder dans toutes ces
promesses, mais elles nous montrent que l’humanité a tout autant besoin de l’abeille
comme producteur de miel que comme aiguillon de la pensée ■ PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIA RECASENS
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Les auteurs Pierre-Henri Tavoillot, 58 ans, professeur de de philosophie à l’univer sité
Paris Sorbonne, François Tavoillot, |
Trifoulou). « L’abeille(et le) philosophe », de Pierre-Henri Tavoillot et François Tavoillot (Odile Jacob, 302 p., 23,90 €). |